Les conflits d’intérêts en médecine constituent un risque sanitaire à part entière. A ce titre il est maintenant indispensable qu’ils fassent l’objet d’un enseignement spécifique. Les initiatives prises en ce sens depuis plusieurs années aux États-Unis d’Amérique pourraient servir de base à des programmes de formation en France à toutes les étapes du cursus des études et en formation postuniversitaire.
Cet article fait suite à l’intervention du Formindep aux journées de printemps de la revue Pratiques, Les cahiers de la médecine utopique qui l’a également publié dans son numéro 55 d’octobre 2011.
Les conflits d’intérêts omniprésents : risque sanitaire avéré
Les problèmes de santé publique liés aux activités de soin, largement médiatisés ces dernières années (distilbène, sang contaminé, hormone de croissance, Vioxx°, Médiator°) ont comme point commun la non prise en compte des conflits d’intérêts (CI) des acteurs (structure, experts…). D’autres affaires retentissantes révélées à l’occasion de grand procès aux états unis comme celui du Neurontin° [1] ou d’études cliniques indépendantes comme l’étude WHI sur le traitement substitutif de la ménopause (à mettre en parallèle avec le rapport de la documentation française « les notables de la ménopause » [2]
), mais aussi l’étude minutieuse des conditions d’élaboration de certaines recommandations professionnelles de la HAS par le Formindep [3]
puis par Louis-Adrien Delarue dans sa thèse de doctorat en médecine [4] révèlent l’ampleur des conflits d’intérêts en médecine. La gestion de la grippe H1N1 a reposé sur une expertise sous influence, responsable de décisions ne reposant pas sur les données de la science [5]. Il ne fait plus de doute que d’autres intérêts que ceux de la santé des usagers de soin influencent les décisions de soins.
Ces conflits d’intérêts constituent de fait un risque sanitaire [6] important à part entière dont les enjeux se mesurent en termes de morbi-mortalité, et de perte de confiance des usagers dans le système de santé.
Au XXIème siècle les soins de qualité au service de l’intérêt de la santé des usagers de soins doivent prendre en compte le risque sanitaire que constituent les CI en santé. Ces derniers sont extrêmement diffus, et influencent tous les niveaux d’information.
La formation des soignants doit reposer sur des informations fiables et donc indépendantes
La formation des soignants a pour mission de mettre à disposition des usagers de soin et du système de santé des professionnels du soin compétents, dont les actes et décisions soient au service du seul intérêt de la santé des personnes comprises dans leurs dimensions individuelles et collectives.
Cette formation doit reposer sur des informations de santé indépendantes.
La transparence des institutions, des structures et des experts (accès aux données brutes, au financement, aux liens d’intérêts…) est l’outil indispensable pour choisir et contrôler l’indépendance de l’information.
De nombreux acteurs de l’indépendance de l’information en santé réfléchissent depuis longtemps aux conditions d’indépendance de l’information médicale. A l’occasion du scandale du Médiator°, des propositions pertinentes ont été faites en ce sens par la Revue Prescrire [7] et par le Sénat [8],
depuis plusieurs années le Formindep s’exprime à ce sujet [6]. Cette indépendance se décline à chaque niveau de la source d’information :
Les essais cliniques : enregistrement des essais dès leur démarrage (objectifs, protocoles, investigateurs, rédacteurs), publication obligatoire des résultats (même négatifs), accès aux données brutes des essais, accès publique et facile à ces données.
Les recommandations professionnelles : groupe d’organisation et de travail faisant appel à une expertise indépendante et multiple, transparence des avis contradictoires, intégration des seules recommandations de grade A ou B (évitant ainsi de se référer à des avis d’experts qui sont considérés comme le plus bas niveau de preuve d’une information scientifique) dans les programmes de formation et les obligations conventionnelles, et les programmes de santé publique.
La presse professionnelle et scientifique : déclaration publique d’intérêts (dpi) pour les comités de lecture et tous les auteurs, accès facile aux sources de financement, attribution de points de formation à la seule presse indépendante.
Les experts (expertise interne et externe des agences, les auteurs scientifiques…) : transparence des liens d’intérêts accessibles et nominatifs, création d’une structure indépendante chargée du contrôle des dpi et de la mise en œuvre de sanction le cas échéant, interdiction et sanction de l’écriture en sous-main [9] [10]
, présentation détaillée du rôle de chaque co-auteur dans la rédaction des articles.
Les agences sanitaires françaises et européennes : financement public des agences sanitaires et des organismes de santé publique, interdiction pour leurs directeurs d’entretenir des liens d’intérêt dans les années qui précédent leur prise de fonction et celles qui suivent leur départ [10], le pantouflage et les pratiques des portes tournantes devraient être contrôlés, interdits et sanctionnés [11] , indépendance de l’expertise interne, interdiction pour les parties liées aux firmes de participer de quelque façon aux décisions.
Création d’un répertoire complet des médicaments indépendant, de financement publique et accessible aux étudiants et aux professionnels de santé.
Les universités et la formation initiale : interdiction des petits cadeaux et des contacts entre les firmes et les étudiants et internes en médecine comme cela en cours de développement dans plusieurs facultés de médecine aux Etats Unis d’Amérique(EUA) [10] [12]
. Des polices de gestion des conflits d’intérêts y sont élaborées interdisant les liens personnels des enseignants et chercheurs avec les firmes.
Les sociétés savantes, les organismes de formation et la formation continue : transparence de leur financement rendue obligatoire, contrôlée, et son défaut le cas échéant sanctionné. Seules les sociétés savantes indépendantes de financement industriel devraient obtenir l’accréditation de leurs formations, et autoriser leur participation à des groupes de travail de la HAS et des agences de santé.
Les associations d’usagers de soins : transparence de leur financement rendue effective, seule leur indépendance de financement industriel devrait leur permettre de participer à des groupes de travail à la HAS ou auprès d’autres agences.
Application et contrôle strict de L4113-13 du code de la santé publique (outil de transparence de l’information médicale) dans tous les médias, les conférences, formations. Nécessité de prévoir des sanctions pour les contrevenants.
Les experts tiennent un rôle clé dans le circuit de l’information
L’analyse de l’ensemble de ces sources d’informations met en évidence la place essentielle tenue par les experts dans tout le circuit de l’information de santé. Les firmes l’ont bien compris. Des agences de communication [13] en font leur commerce, intermédiaires entre experts et firmes, elles proposent leurs services aux uns et aux autres. Elles détiennent et mettent à jour des données sur les champs d’influences des experts (universités, agences sanitaires, recommandations, réseaux, sociétés savantes, formation médicale, associations de patients…), identifiés comme KOL (Key Opinion Leader), considérés comme outil marketing des firmes. Elles sont capables de faire un suivi très fin de l’influence du KOL. Les services proposés par ces officines sont larges : aide à l’élaboration de recommandations, invitations à intervenir dans des congrès, rédactions d’articles scientifiques, aide au montage des dossiers AMM, think tank [14]
…
Une grande partie de l’information de santé est sous l’influence d’autres intérêts que ceux de la santé des patients [15] [16] .
Le contenu de la formation des soignants doit s’appuyer sur la recherche et la promotion d’informations médicales indépendantes. Les futurs soignants et ceux en activité doivent connaître ces enjeux et les intégrer à leur pratique.
Formation des soignants à l’indépendance
La formation des soignants à l’indépendance est effective depuis plusieurs années dans un nombre croissant de facultés de médecine aux États-Unis d’Amérique avec pour objectif de former des soignants connaissant les sources d’influences, leurs mécanismes, leurs enjeux, et sachant s’en prémunir. La prise en compte des données factuelles, de l’intérêt de la santé du patient et du bien commun, l’éducation à la responsabilité, la culture du doute, la pensée critique sont des outils à développer pour former les futurs soignants.
Aux EUA une société savante l’AAMC (American Association of Medical Colleges) [12], l’équivalent de notre académie de médecine l’IOM (Institute of Medicine) [10], une association d’étudiants en médecine l’AMSA (American Medical Student Association) [17] ont produit des rapports et des outils pour réglementer et promouvoir une formation universitaire sur le thème des conflits d’intérêts.
Les habitudes apprises et acquises au cours des années de formation ont tendance à perdurer et à s’intégrer aux pratiques professionnelles. Il est donc pertinent d’envisager l’intégration des problématiques des conflits d’intérêts dans le cursus et les programmes tout au long de la formation théorique et pratique des étudiants, mais aussi des professionnels.
Pour illustrer cette nécessité nous pouvons nous appuyer sur l’engagement de l’AMSA qui propose depuis 2007 à ses 67 000 étudiants en médecine adhérents :
1. Le serment PharmFree de l’AMSA :
Je m’engage à pratiquer la médecine dans le meilleur intérêt des patients et à poursuivre une formation basée sur les meilleurs niveaux de preuves, plutôt que sur la publicité et l’information promotionnelle.
Par conséquent je promets de n’accepter ni argent, ni cadeaux, ni hospitalité de la part des firmes pharmaceutiques ; de rechercher des sources d’information non biaisées qui ne reposent pas sur l’information diffusée par les firmes ; d’éviter les conflits d’intérêts au cours de ma formation médicale et ma pratique professionnelle.
2. Une classification des facultés de médecine sur le territoire des EUA (AMSA Scorecard 2010)
Il s’agit d’un palmarès de l’indépendance des facultés vis à vis des firmes qui repose sur treize critères (critères d’évaluations : cadeaux et repas, contacts avec les firmes, formations financées par les firmes, transparence des liens d’intérêts y compris vis à vis des patients, échantillons gratuits, condition d’élaboration des livrets pharmaceutiques, relation avec les représentants des firmes, financement industriel des activités de formation, programmes de formation sur le thème de l’indépendance, contrôle formel d’une réglementation sur les conflits d’intérêts, sanctions explicites pour non respect de la réglementation), dont dix ont trait à l’indépendance structurelle, un à l’enseignement de l’indépendance, deux à l’existence d’un contrôle et de sanction en cas de non respect de la réglementation.
3. Un programme type d’éducation et de formation à l’indépendance vis à vis des intérêts des firmes
Le programme type de formation à l’indépendance vis à vis des firmes :
Il s’agit du modèle de l’AMSA [17], avec des apports de l’AAMC [12], et de l’IOM [10]
L’objectif principal de ce programme :
Préparer les étudiants aux interactions avec les firmes pharmaceutiques dans un sens qui garantisse la santé individuelle des patients, les intérêts de santé publique et qui préserve la confiance du public dans la médecine.
Le programme développe :
Les compétences à acquérir :
• Pratique professionnelle de qualité et les conflits d’intérêts (CI) : être capable d’expliquer ce qui constitue un CI et de décrire comment les CI influencent la pratique clinique et les référentiels professionnels.
• Circuit et régulation des médicaments et des dispositifs médicaux : être capable de décrire les facteurs influençant la recherche et le développement des produits de santé, les étapes de leur développement et de leur autorisation de mise sur le marché, ainsi que les conséquences de ses AMM délivrées par les agences sanitaires sur la santé publique.
• Sécurité et efficacité des produits de santé : être capable d’évaluer les essais cliniques, de décrire les conséquences des biais de publication et des conflits d’intérêts sur l’accessibilité aux données de sécurité et d’efficacité des produits de santé
• Marketing et les comportements des praticiens : être capable d’expliquer les relations qui existent entre influence et réciprocité, et d’identifier les différentes manières avec lesquelles les pratiques de marketing parviennent à influencer le comportement des praticiens.
• La formation médicale continue : être capable de décrire les processus de la FMC, d’identifier les sources de biais, et les sources fiables de connaissance médicale.
Les stratégies d’enseignement concernant les conflits d’intérêts et les liens des professionnels de santé avec les firmes :
Il existe très peu de données concernant l’efficacité des stratégies d’enseignement dans ce domaine. Dans ce contexte l’AMSA préconise d’utiliser des moyens pédagogiques qui favorisent l’engagement de l’étudiant, les échanges contradictoires plutôt que les méthodes classiques de cours magistraux. L’AMSA insiste également sur la valeur pédagogique de l’exemplarité des enseignants. Ce principe implique la mise en place d’un règlement qui réduise les conflits d’intérêts à tous les niveaux d’enseignement.
Aux EUA une enquête a montré que près de 95% des étudiants de 3ème année ont déjà reçu soit un petit cadeau, un livre, un échantillon, ou une invitation à un repas de la part des firmes. De fait retarder la formation sur les influences et conflits d’intérêts engendrés par de telles pratiques c’est prendre le risque du formatage des étudiants sur le modèle des relations d’influences industrielles sur les praticiens. La formation sur les conflits d’intérêts doit donc débuter dès le début du cursus.
La gestion et l’interdiction des conflits d’intérêts dans le processus de formation :
Pour les années de formation préclinique l’AMSA préconise le choix d’enseignement libre de tout conflit d’intérêts. En absence d’enseignant indépendant, l’enseignant doit déclarer de manière exhaustive et détaillée ses conflits d’intérêts.
Pour les années de formation clinique, l’interdiction des conflits d’intérêts étant non applicable, la déclaration d’intérêts (nature précise du lien, montant des intérêts financiers…) doit être systématique pour tous les enseignants et maître de stage sur tous les lieux de formation.
L’IOM dans son rapport Conflict of Interest in Research, Medical Education and Practice [10], au chapitre traitant de la formation médicale dans sa recommandation 5.1, préconise l’interdiction :
• d’accepter des offres d’articles de la part d’entreprises de produits de santé
• des supports de formation ou des publications scientifiques produits ou contrôlés par les firmes
• de développer des activités de conseil aux firmes en dehors de contrat institutionnel
• d’entrer en contact avec des représentants des firmes commercialisant des produits de santé
• d’accepter des échantillons de produits de santé
Urgence d’une telle formation pour les étudiants et les professionnels en France
Les conflits d’intérêts dans le monde de la santé constituent un risque sanitaire important en termes de santé publique et individuelle et de perte de confiance dans toute la chaine du soin. Ils ont un impact économique défavorable sur le budget de la santé. Il y a maintenant urgence à ce qu’une formation qui aborde spécifiquement ce risque voit le jour en France. Elle devra alors intervenir tout au long du cursus des études des soignants puis de leur développement professionnel continu. Le modèle développé aux EUA depuis plusieurs années mérite d’être analysé en détail et pourrait être adapté pour servir de base aux programmes de formation français.
[1] Stratégies de promotion des firmes pharmaceutique : l’exemple du Neurontin – Rev Prescrire 2007 ; 27(284) :464-466.
[2] Au bénéfice du doute. Les notables de la ménopause face au risque du traitement hormonal substitutif de la ménopause – Christelle SALLES – Rapport de recherche pour la MiRe – septembre 2004
[3] Des recommandations professionnelles peu recommandables – Philippe MASQUELIER – www.formindep.org – mars 2009
[4] Les Recommandations pour la Pratique Clinique élaborées par les autorités sanitaires françaises sont-elles sous influence industrielle ? A propos de trois classes thérapeutiques
– Louis-Adrien DELARUE – Thèse de doctorat en médecine-Université de Poitiers – juillet 2011.
[5] Lettre ouverte-pétition à Didier HOUSSIN, Directeur Général de la Santé – www.formindep.org – décembre 2009
[6] Transparence de l’information médicale une question d’hygiène – Philippe FOUCRAS
– www.formindep.org – août 2008
[7] « Après Mediator, les propositions Prescrire pour redresser le cap de la politique du médicament. »
[8] Rapport d’information commune du Sénat sur : « Médiator° : Evaluation et contrôle des médicaments » – 28 juin 2011
[9] Le « ghostwriting » ou l’écriture en sous main des articles médicaux
– Jean-Marie VAILLOUD – www.formindep.org – juillet 2008
[10] Conflict of Interest in Research, Medical Education and Practice – Institute of Medicine – 2009
[11] L’EMA et le royaume des Bisounours – Anne CHAILLEU – www.formindep.org – mars 2011
[14] Intervention d’Anne CHAILLEU au cours de l’audition du Formindep dans le cadre de la Mission commune d’information du Sénat, Médiator : évaluation et contrôle du médicament – 19 mai 2011
[15] Information médico-pharmaceutique sous influences
– Philippe MASQUELIER – www.formindep.org – mai 2010
[16] Expertise médicale : des pistes pour réduire les conflits d’intérêts
– Paul BENKIMOUN – Le Monde, 4 mars 2010
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