Stratégies d’influence
Introduction
L’influence des secteurs économiques de la santé s’exerce sur tous les acteurs de la santé:
–sur la recherche: le financement, les thématiques, la qualité, la publication de la recherche sont fortement influencés par des intérêts économiques fréquemment contraires à ceux des patients
–sur les politiques publiques de santé: influence sur l’évaluation des produits de santé, leur tarification et remboursement, leur usage
–sur la pratique médicale: influence sur les diagnostics, les traitements prescrits
–sur l’opinion publique: campagnes de sensibilisation à une maladie (“disease awareness“) destinées à contourner l’interdiction de publicité, “disease mongering” destiné à alarmer la population quant à un risque de santé, promotion déséquilibrée de dépistages
–sur les associations de patients: financement, influence sur leur agenda et leur communication
Vous trouverez dans cette section les techniques mises en oeuvre pour influencer les différents acteurs. Apprendre à les reconnaître aide à s’en prémunir (partiellement).
Dans la Catégorie d’articles “Stratégies d’influence“, vous pouvez explorer les sous-catégories :
- Disease mongering ou façonnage des maladies
- Leaders d’opinion
- Lobbying
- Visite médicale
- Seeding trials/ études observationnelles
Comprendre
Mécanismes psychologiques de l’influence
Les services marketing des firmes pharmaceutiques utilisent des stratégies basées sur la psychologie du comportement, discipline ignorée des professionnels de santé. Les mécanismes à l’œuvre conduisent à des comportements conditionnés, c’est-à-dire involontaires et inconscients, de telle sorte que les professionnels restent constamment persuadés qu’ils conservent leur libre arbitre.
La réciprocité. Elle résulte d’une norme sociale universelle dont le moteur est le sentiment inconfortable d’être redevable lorsque nous recevons un cadeau. La tranquillité d’esprit ne revient que lorsque l’équilibre est rétabli. La seule voie possible pour payer en retour ce qu’une firme nous a offert est de favoriser son intérêt dans nos pratiques.
Engagement et cohérence. Après avoir exprimé notre accord à une demande, même si c’est pour mettre fin à un entretien, la probabilité que nous agissions conformément est très grande. C’est une des missions des visiteurs commerciaux qui vont tenter d’obtenir cet engagement par différents moyens. La relation de type amical qu’ils développent avec tous les médecins qu’ils rencontrent va rendre très difficile le refus d’une demande de première prescription. Cela fonctionne de manière remarquable et explique pourquoi les derniers médicaments d’une classe thérapeutique sont les plus prescrits, bien qu’ayant le niveau de preuve le plus faible. Après un engagement, les individus le justifient en restant cohérents avec la nouvelle pratique, c’est-à-dire en la pérennisant.
L’argument d’autorité. Le principe d’autorité est la confiance spontanée donnée à un expert reconnu dans sa discipline. Cela limite tout esprit critique sur l’information fournie. Les firmes pharmaceutiques rémunèrent les leaders d’opinion pour relayer leurs arguments marketing dans cette optique.
Le conformisme. Nous reproduisons préférentiellement les comportements majoritaires du groupe auquel nous appartenons. Se démarquer demande un effort particulier notamment de justification auprès du groupe. Adopter un comportement bienveillant vis-à-vis de l’industrie est la norme. S’en éloigner, par exemple en refusant de rencontrer les visiteurs commerciaux ou en refusant de participer aux staffs sponsorisés, est coûteux. Le professionnel de santé est sommé d’argumenter sa position de manière répétée et doit faire face à l’incompréhension voire à l’hostilité des confrères.
Tous ces mécanismes conduisent à prescrire des médicaments sur des critères autres que le seul intérêt des patients ce qui est contraire à la vision légitime qu’a le médecin de sa mission. Ce paradoxe qu’il faudra bien gérer d’une manière ou d’une autre à cause de l’inconfort qui en résulte, s’appelle la dissonance cognitive.
Comment résoudre ce paradoxe ?
La remise en cause de ses pratiques serait le plus rationnel. Mais la majorité des médecins croit ne pas être influençable tandis qu’ils pensent que leurs collègues le sont. Étonnamment, informer sur les mécanismes de l’influence conduit souvent à renforcer cette croyance.
Le conflit interne est alors résolu :
-soit en niant ou en minimisant la dissonance (Mon choix thérapeutique n’est pas très différent des recommandations).
-soit par construction d’un raisonnement a posteriori permettant de concilier les 2 cognitions (Il est nécessaire que j’essaye ce médicament pour me faire ma propre opinion).
Les services marketing de l’industrie pharmaceutique ont pour rôle d’influencer les pratiques médicales. Tous les mécanismes décrits ci-dessus sont à la base des stratégies qu’elle met en œuvre et décrites dans le chapitre qui suit.
Pour une description plus détaillée de ces mécanismes :
Sah S, Fugh-Berman A. « Physicians under the influence: social psychology and industry marketing strategies. » J Law Med Ethics. 2013 Fall;41(3):665-72.(Disponible sur le site papers.ssrn.com)
Reconnaitre
Les moyens de l’influence : savons-nous reconnaître au quotidien l’influence qui peut être exercée sur nos prescriptions ?
La naissance de la dépendance : un jeune médecin à l’hôpital
Le jeune médecin est immédiatement courtisé par des visiteurs médicaux tellement omniprésents qu’ils ont pour certains leurs habitudes jusque dans les salles de repos des services ; il les connaît bien, puisque déjà interne ou même étudiant, il a largement utilisé toutes les « fiches pratiques » et autres manuels de synthèse qu’ils distribuent avec efficacité. Il se voit proposer d’assister à des séminaires ou week-ends de réflexion, à des soirées de formation thématique, à des séminaires de rédaction d’articles ou d’initiation à la recherche, organisés par ces firmes pharmaceutiques sans que son intérêt ne soit visible. Peut-être adhérera-t-il à une association de « jeunes médecins » de sa spécialité, dont la création et le financement ne peuvent se passer d’un coup de pouce extérieur. La valorisation du jeune médecin, sa reconnaissance en tant que maillon important dans la chaîne de soins, comble souvent un vide institutionnel. Il peut, dès le début de carrière, vivre, manger et partir en vacances à peu de frais par le biais de ce système voire même faire financer sa thèse de médecine ou de science. Cette aide a l’apparence du désintéressement puisque l’on n’exige pas de lui qu’il prescrive plutôt tel ou tel médicament, juste qu’il prescrive en fonction des informations « scientifiques » que la firme met à sa disposition.
Dans le domaine de l’information, justement, l’omniprésence des délégués commerciaux n’a jamais cessé dans la plupart des services hospitaliers, utilisant méthodiquement tous les moyens de contourner des lois jugées de plus en plus restrictives. De petits déjeuners fréquents en organisation de séminaires, de réunions de travail en séances de formation des personnels, ils comblent là aussi un déficit structurel dont tout hôpital est heureux de profiter ; dans le contexte de restrictions budgétaires actuel, quelle autre structure prendrait en charge le déplacement du jeune médecin à un congrès ? Il lui est quasiment impossible d’obtenir de la part de son employeur cette prise en charge pourtant obligatoire au titre du développement continu de telle sorte que la sollicitation des labos est devenue un exercice obligé pour chaque congrès. Certes, l’accepter impose de supporter l’omniprésence de ces mêmes entreprises pendant le congrès, et d’accepter implicitement leur implication dans son financement. Mais le refuser équivaudrait à se priver d’assister à tout congrès scientifique, et par suite d’y présenter tout poster ou communication orale, ce qui serait extrêmement préjudiciable à sa carrière.
Ce jeune médecin est-il conscient que sa principale source d’information passe par le biais des firmes pharmaceutiques ? Par leur implication dans le financement, direct ou indirect des revues scientifiques (tirés à part, subventions, financement de numéros spéciaux, de séminaires thématiques) ? Imaginera-t-il que ses lectures scientifiques peuvent résulter d’un « plan de publication » destiné à appuyer la stratégie commerciale de validation d’un médicament ? Que les résultats des « études de phase III » peuvent, au choix, être manipulés ou occultés, pour répondre à une stratégie commerciale ? S’il a besoin d’ailleurs d’une bibliographie sur un sujet donné, elle sera gracieusement réalisée par une de ces entreprises affirmant une totale impartialité.
Recherche : le cœur du sujet
Ce jeune médecin plein d’avenir va développer des projets de recherche, pour lesquels le financement institutionnel, lorsqu’il est acquis, couvrira à peine deux-tiers des besoins réels, obligeant à recourir à des subventions complémentaires pour lesquelles il découvrira que les firmes omniprésentes sont souvent prêtes à l’aider.
Il peut choisir de se tourner vers des associations indépendantes « de recherche et d’enseignement », comme en développent désormais tous les services hospitaliers, pour obtenir une source pure et transparente de financement. Mais la participation à des études « observationnelles », souvent de qualité médiocre, à des études cliniques pilotées par les laboratoires, et la subvention de projets, sont souvent les principales sources de financement de ces associations locales, et elles deviendront rapidement celles de ses propres projets.
Cette forme de « partenariat public-privé » deviendra d’autant plus la règle qu’elle lui semblera toujours avoir été celle de son service. Il contestera donc à l’unisson les lois récentes qui limitent cette source financière.
Pourtant, suivant l’exemple des seniors qui l’entourent, ce jeune médecin inscrira scrupuleusement à la fin de chacune de ses interventions, de ses formations ou de ses articles, la mention « pas de conflit d’intérêts déclaré ».
Les leaders d’opinion
Sa carrière faite, notre jeune médecin est devenu un professeur respecté dont le CV est lourd de publications internationales, et que les médias n’hésitent pas à solliciter sur son domaine d’expertise. Aura-t-il enfin acquis les moyens de son indépendance ? Pas vraiment car il est devenu pour les entreprises un « leader d’opinion », peut-être même un « KOL » (Key Opinion Leader), partieintégrante des stratégies de conquêtes de la part de ces entreprises. Appartenant à un tissu d’experts, c’est lui qui, désormais, oriente l’opinion publique, ou la prescription des médecins ou des futurs médecins. Discrètement aidé par un puissant réseau d’entreprises, on le retrouvera dans tous les comités, groupes de travail internationaux, conférences de consensus, à l’origine de recommandations sur les stratégies thérapeutiques ou l’usage de médicaments. Est-ce lui, ou ses sponsors, qui auront l’idée de ce nouveau syndrome, de cette pré-maladie, à laquelle il laissera son nom, et qui permettra ainsi d’élargir les indications de certains médicaments?
À l’abri, en ville ?
S’il s’installe en ville, notre jeune médecin reste en lien étroit avec les firmes pharmaceutiques. Taraudé par le temps, il ira à l’information la plus rapidement disponible, celle que lui procurent les délégués des entreprises, dont la présence régulière deviendra le lien indispensable avec les nouveautés thérapeutiques. Même s’il tente de s’affranchir de cette relation de confiance, la pression de ses patients, qui bénéficient eux aussi de l’information commerciale des firmes par le biais de médias complaisants (« docteur, j’ai vu qu’il y avait un nouveau médicament… »), saura lui rappeler qu’il passe à côté d’informations essentielles…
En pratique, il ne se sent pas dépendant des laboratoires, parce qu’il les reçoit tous. Il remet sa formation continue entre les mains d’associations sous influence, car il a peut-être du mal à trouver une structure complètement indépendante des firmes, privilégiant les intervenants sans conflit d’intérêts.
COMMENT LES FIRMES EXERCENT-ELLES LEUR INFLUENCE?
Savoir reconnaître les stratégies commerciales (et leurs cibles)
Les arguments de vente :
- Les études cliniques de phase III,
- L’interprétation, l’omission ou la manipulation des résultats,
- La non-publication des résultats négatifs ou défavorables,
- Les recommandations d’experts.
L’empathie, la relation de confiance, la régularité de la présence des délégués commerciaux.
Les techniques de communication, la communication non verbale (gestuelle), etc. (important pour le décryptage des techniques des VM)
La création du besoin :
- Le disease mongering, la création de « nouvelles maladies » (syndrome métabolique, syndrome des jambes sans repos, syndrome d’anxiété généralisée, etc.).
- Le glissement des normes (abaissement des cibles de glycémie, de chiffres tensionnels, etc).
- La publicité (allégations et suggestions), les articles de complaisance ou à sensation dans les médias.
L’ensemencement :
- Participation à des études observationnelles, à des études de phase IV,
- Présence régulière des délégués commerciaux,
- Échantillons gratuits
La valorisation des jeunes médecins
Le lobbying auprès des agences (ARS, HAS, ANSM, etc…) et des politiques , des medias
Le financement direct
- des actions de formation,
- des congrès,
- l’aide à la recherche bibliographique,
- la « formation » à la rédaction d’articles
Les conférences, les compte rendu de congrès, ou les synthèses d’un sujet, qui ne sont que des actions de promotion.
Les subventions
- des sociétés savantes
- des associations de médecins, et tout particulièrement des associations de « jeunes médecins »
- des associations de recherche des services hospitaliers.
Les cadeaux (sous des prétextes divers) : repas, soirées, séjours
Les publicités directes vers les consommateurs comme celles autorisées pour les vaccins ou les substituts nicotiniques mais également celles pour la dysfonction érectile, l’éjaculation précoces, les mycoses unguéales, etc.
QUI EXERCENT CES INFLUENCES?
Savoir reconnaître les vecteurs des stratégies commerciales des entreprises
Les acteurs clefs :
- les délégués commerciaux
- les leaders d’opinion
mais aussi :
- la presse médicale et scientifique
- les médias « grand public »
- la publicité
- les associations d’usagers
- les congrès
- les experts
- les universitaires
- les structures de formation continue
- les agences sanitaires
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