Par Mathieu Bensadoun et Paul Scheffer | 19 mars 2021
Des chercheurs du Memorial Sloan Kettering Cancer Center ont publiรฉ fin novembre 2020 dans Annals of Internal Medicine une revue systรฉmatique des effets des paiements des laboratoires pharmaceutiques sur les prescriptions des mรฉdecins.
Les รฉtudes ร risques de biais les plus importants ont รฉtรฉ รฉcartรฉes. Celles qui ont รฉtรฉ sรฉlectionnรฉes croisent les donnรฉes de prescription nominatives de la base MEDICARE et la base de donnรฉes Open Payment qui liste les paiements faits au mรฉdecin. Chacune analyse diffรฉrents paramรจtres selon par exemple les spรฉcialitรฉs mรฉdicales, les classes mรฉdicamenteuses, la relation temporelle entre paiement et prescription.
Sur les 36 รฉtudes scientifiques analysรฉes, 30 รฉtablissent une relation positive sur tous les critรจres analysรฉs et 6 sur certains critรจres seulement : les mรฉdecins recevant de lโargent dโun laboratoire agissent, consciemment ou inconsciemment, plutรดt en faveur de ce laboratoire dans leur activitรฉ professionnelle. (1)
Lโarticle rappelle que les versements des industriels aux prescripteurs, allant des invitations ร dรฉjeuner aux prestations de conseil, entraรฎneraient des prescriptions de mรฉdicaments plus chers et moins efficaces, de mรฉdicaments aux effets secondaires plus sรฉvรจres. Ces rรฉsultats se vรฉrifient pour toutes les spรฉcialitรฉs et type de mรฉdicaments (anti-cholestรฉrol, anti-cancรฉreux, sclรฉrose en plaques, Alzheimer, opiacรฉsโฆ). Les effets secondaires sรฉvรจres peuvent aller jusquโร causer la mort comme dans le cas des overdoses liรฉes ร ยซ la crise des opiacรฉs ยป poussรฉs par la firme Purdue Pharma ร travers notamment dโun large rรฉseau de mรฉdecins en Amรฉrique du Nord – on rappellera que cette crise aura causรฉ le dรฉcรจs de prรจs de 500 000 personnes aux รtats-Unis entre 1999 et 2018 (2), et plus de 10 000 personnes au Canada depuis 2016 (3).
Ces rรฉsultats avaient dรฉjร รฉtรฉ obtenus par de nombreuses รฉtudes mais cette recherche, en les combinant, vient souligner leur concordance et amรจnent deux des auteurs ร dire quโon peut admettre quโil ne sโagit plus dโune simple corrรฉlation mais dโun lien de causalitรฉ (4). Ceci devrait inciter les mรฉdecins ร se questionner davantage sur leurs รฉventuels liens avec les firmes, et ร remettre en question les arguments toujours avancรฉs pour les justifier. Lโรฉtude aborde dโailleurs ces derniers et conclut quโils ne sont pas recevables.
Par exemple, le premier argument est que les laboratoires sont une source dโinformation mรฉdicale utile, permettant aux mรฉdecins de se tenir au courant des avancรฉes de la mรฉdecine. Mais lโรฉtude rappelle que la littรฉrature scientifique ร ce sujet conclut ร lโinverse que les biais dans lโinformation fournie par les laboratoires produisent ยซ de moins bons docteurs, pas de meilleurs ยป. De plus, lโexistence de sources dโinformations plus fiables, et surtout plus neutres, permet dรฉjร de remplir le rรดle aujourdโhui occupรฉ par les industriels du mรฉdicament.
Un autre argument frรฉquemment opposรฉ ร une interdiction de ces financements est leur rรดle supposรฉ dans lโinnovation. Mais les budgets de Recherche & Dรฉveloppement des laboratoires sont distincts des budgets marketing visรฉs, sur lesquels sont pourtant rรฉmunรฉrรฉs les mรฉdecins. De plus, les ยซ prestations de conseil ยป qui rรฉmunรจrent des mรฉdecins concernent la plupart du temps des produits dรฉjร sur le marchรฉ : par exemple, Genentech a payรฉ plus de 3 millions de dollars aux mรฉdecins aux รtats-Unis en 2017 pour la promotion de lโAvastin (Bรฉvacizumab, utilisรฉ dans le traitement de certains cancers), sur le marchรฉ depuisโฆ 2004. Cet argent a pour but dโinfluencer, pas de faire avancer la recherche. On rappellera aussi que les firmes pharmaceutiques sont en rรฉalitรฉ productrices que de trรจs rares innovations, entre 2002 et 2016, 52% des nouveaux mรฉdicaments nโapportaient rien de nouveau, 1% une avancรฉe rรฉelle, et 6% un avantage, et 15% nโรฉtaient pas acceptables selon La Revue Prescrire (4).
Nous signalons aussi que le 8 mars 2021, The Times publiait un article annonรงant que la firme GSK avait recommencรฉ ร rรฉmunรฉrer des mรฉdecins dans le cadre de son marketing au vu de l’impact nรฉgatif de cette dรฉcision sur ses ventes (elle avait cessรฉ il y a quelques annรฉes cette pratique suite ร un scandale lโimpliquant). La nouvelle PDG a mรชme doublรฉ les versements (5). Difficile aprรจs lโรฉtude prรฉsentรฉe dans cet article et ce type dโinformation dโaffirmer que les liens financiers nโaffectent pas les mรฉdecinsโฆ
Les auteurs prรฉconisent une interdiction nette et totale de toute forme de financement direct des docteurs par les industries du mรฉdicament, pour la simple raison que ยซย la majoritรฉ des mรฉdecins croient quโil est appropriรฉ dโaccepter les financements de lโindustrieย ยป, rendant peu probable une รฉvolution menรฉe par les praticiens eux-mรชmes. Car malgrรฉ lโempilement de preuves sur les effets nocifs de ces liens financiers, les pratiques jusquโร maintenant ont peu รฉvoluรฉ. Deux des auteurs de lโรฉtude terminent ainsi leur article pour Statnews :
ยซ Les arguments en faveur des financements en provenance de lโindustrie nโont plus de poids ร la lumiรจre des preuves disponibles. Accepter ces financements ne peut plus รชtre rationalisรฉ comme รฉtant bรฉnรฉfique, ou mรชme acceptable. Les mรฉdecins prรชtent serment dโลuvrer dans le meilleur intรฉrรชt de leurs patients, un serment quโils prennent avec sรฉrieux. Le problรจme qui doit maintenant รชtre rรฉsolu est que toutes les preuves disponibles suggรจrent que les paiements de lโindustrie pharmaceutique aux mรฉdecins sont contradictoires au meilleur intรฉrรชt des patients.
Une interdiction des liens financiers entre lโindustrie et les mรฉdecins peut sembler drastique, mais elle est la seule rรฉponse appropriรฉe. ยป (6)
Ceci fait รฉcho pour nous ร ce passage du Dr Marcia Angell, ancienne rรฉdactrice en chef du New England Journal of Medicine qui prรฉvenait dรฉjร en 2009 quโil faudrait en passer par lร si les mรฉdecins ne changeaient pas profondรฉment leur rapport aux firmes pharmaceutiquesย :
ยซ Enfin, les mรฉdecins ont rarement une raison lรฉgitime dโaccepter des cadeaux de firmes pharmaceutiques, mรชme les plus petits, et ils devraient payer leurs propres rรฉunions et leur formation continue. Aprรจs de nombreux รฉchos mรฉdiatiques dรฉfavorables, les รฉcoles de mรฉdecine et les organisations professionnelles commencent ร parler de contrรดle des conflits d’intรฉrรชts, mais jusqu’ร prรฉsent, la rรฉponse a รฉtรฉ tiรจde. Ils font systรฉmatiquement rรฉfรฉrence aux conflits d’intรฉrรชts ยซ potentiels ยป, comme s’ils รฉtaient diffรฉrents de la rรฉalitรฉ, et ร leur divulgation et ร leur ยซ gestion ยป, et non ร leur interdiction. En bref, il semble y avoir un dรฉsir d’รฉliminer l’odeur de la corruption tout en conservant l’argent. Briser la dรฉpendance du corps mรฉdical ร lโindustrie pharmaceutique demandera plus que la crรฉation de commissions et dโautres gesticulations. Il faudra rompre brusquement avec un comportement extrรชmement lucratif. Mais si le corps mรฉdical ne met pas fin ร cette corruption volontairement, il perdra la confiance du public et le gouvernement (pas seulement le sรฉnateur Grassley) interviendra et imposera une rรฉglementation, ce que personne en mรฉdecine ne souhaite. ยป (7)ย
Il semblerait que nous sommes arrivรฉs ร ce point.
En France, entre 2012 et 2020, les laboratoires pharmaceutiques ont versรฉs 6,7 milliards dโeuros aux mรฉdecins selon la base transparence santรฉ et Eurosfordocs. Dix ans aprรจs le scandale du Mediator, la revue Prescrire รฉcrit, rรฉfรฉrences ร lโappui : ยซ Beaucoup de professionnels semblent ne pas se sentir concernรฉs par les dispositions sur la transparence et la gestion des conflits d’intรฉrรชts. Beaucoup n’ont pas changรฉ leurs pratiques et acceptent, voire revendiquent, des liens d’intรฉrรชts ยป (8). Partageant ce constat amer, le Formindep demande aussi ร ce que lโinterdiction de recevoir des paiements de la part des firmes du mรฉdicament et des produits de santรฉ soit mise en place en France.
(1) Aaron P. Mitchell et al. Are Financial Payments From the Pharmaceutical Industry Associated With Physician Prescribing? A Systematic Review, Annals of Internal Medicine, 24 novembre 2020
(2) https://www.lefigaro.fr/societes/crise-des-opiaces-mckinsey-paie-573-millions-de-dollars-pour-solder-des-poursuites-20210204
(3) https://www.sciencesetavenir.fr/sante/canada-la-crise-des-opiaces-a-fait-plus-de-10-000-morts-depuis-2016_132904
(4) Prescrire, L’annรฉe 2016 du mรฉdicament : un systรจme qui favorise l’imitation plutรดt que la recherche de rรฉels progrรจs, Fevrier 2017; 37 (400) : 133
(5) https://www.thetimes.co.uk/article/glaxosmithkline-doubles-cash-paid-to-doctors-for-promoting-its-drugs-52xb2nhnn?utm_medium=Social&utm_source=Twitter#Echobox=1615189693
(6) https://www.statnews.com/2020/12/04/drug-companies-payments-gifts-affect-physician-prescribing/
(7) https://www.nybooks.com/articles/2009/01/15/drug-companies-doctorsa-story-of-corruption/
(8) Prescrire, Dรฉsastre du Mediator et diffusion de laย notion du conflit d’intรฉrรชts en santรฉ, Dossier en libre accรจs Autour du procรจs Mediator https://www.prescrire.org/Fr/218/1902/58310/0/PositionDetails.aspx
Le clou qui fรขche, vraiment bravo.
Tous les mรฉdecins (moi le premier) ont รฉtรฉ ou sont concernรฉs. Y compris les puristes le plus extrรชmes dans la fonction publique hospitaliรจre qui ne crachent pas sur ce surplus de revenu pour leur salaire officiel.
Continuez votre boulot d’information indispensable.
FM Michaut (Exmed)