Vinay Prasad

Le cancérologue Vinay K. Prasad est connu tant par ses nombreuses publications académiques que par son intégrité et son souci d’indépendance pour une recherche et des soins de qualité, en faveur des patients. Il vient de publier Malignant – How Bad Policy and Bad Evidence Harm People with Cancer, où il consacre deux chapitres à la question des conflits d’intérêts, qui font partie des domaines majeurs où des changements doivent se produire selon lui.

Avec l’aimable autorisation de la maison d’édition John Hopkins University, nous publions ici la partie consacrée aux solutions proposées par l’auteur à ce sujet (pages 100 à 104).


La Solution

Tout ce qui précède est un prélude à la solution. Si on n’a pas en tête les informations présentées aux chapitres 6 et 7, la solution au problème pourrait paraître draconienne voire même punitive. Cependant, on conçoit la solution dans le but de recentrer la discussion des soins en cancérologie à nouveau sur le patient. La solution est que les docteurs ne devraient pas être en mesure de recevoir à titre personnel la moindre somme d’argent de la part d’entreprises à but lucratif qui vendent des produits de santé. Cela signifie, pas de repas de labo, pas d’honoraires des fabricants de dispositifs médicaux, pas de cachet de consultant de la part des fabricants de tests. La solution n’est pas la transparence en révélant les liens, la solution, c’est le renoncement à toute gratification en coupant les liens.

Ce n’est pas difficile. Les salariés de la FDA doivent le faire, au moins tant qu’ils travaillent pour l’agence. Les juges doivent le faire. Il est possible pour l’oncologie et la médecine en général, d’adopter cette solution.

Une des objections récurrentes que j’entends est que si on interdisait aux labos de payer, on mettrait ainsi fin à la collaboration et à l’innovation. Cet argument ne tient pas la route. D’abord je ne suis pas en train de proposer d’interdire aux labos de faire des versements pour la recherche destinés aux universités et à financer la recherche clinique. Cela peut continuer mais les paiements personnels à des médecins ne relèvent pas d’une intention louable. Je ne propose pas non plus d’interdire tout échange ou contact avec les labos. J’ai parlé plusieurs fois à des laboratoires pharmaceutiques et n’ai pas reçu de remboursement ni de compensation financière. J’ai également cosigné des articles avec des douzaines d’étudiants, d’internes et de confrères pendant des années, et aucun de mes collaborateurs ne m’a payé 10 000 $ pour une heure de mon temps (pas certain qu’on m’ait même offert une tasse de café). En effet, juste comme travailler avec des étudiants fait partie de mon boulot d’enseignant, travailler sur des essais cliniques fait partie du job de l’investigateur. Clairement, travailler ensemble et se rémunérer l’un l’autre, ce n’est pas pareil.

Je ferai également remarquer que les règles anti-conflit d’intérêts sont plus strictes quand vous travaillez au sein d’un labo pharmaceutique que si vous travaillez pour le Memorial Sloan Kettering Cancer Center (1). Si vous travaillez pour Pfizer par exemple, l’entreprise n’appréciera pas si vous êtes consultant pour Merck. Ce déséquilibre n’a aucun sens.

Il y a d’autres solutions complémentaires :

  1. Les sociétés savantes comme l’ASCO et l’ASH (American Society of Hematology) devraient cesser d’entretenir des liens financiers avec les laboratoires pharmaceutiques. Elles devraient tirer leurs revenus des cotisations et autres droits comme le font la plupart des sociétés et associations, et elles devraient apprendre à se serrer la ceinture. Les meetings n’ont pas tous besoin d’étaler le maximum d’opulence.
  2. Les associations de défense de patients ne devraient pas accepter d’argent de la part des labos pharmaceutiques. Si elles le font, elles devraient s’appeler associations de défense pharmaceutique (et il leur arrive de se comporter comme telles). Ces associations militent souvent pour l’approbation de remèdes marginaux ou dont l’intérêt n’est pas démontré, critiquent les programmes en faveur de soins moins onéreux ou d’un meilleur rapport coût-efficacité, et sont étrangement silencieuses sur l’arrivée de médicaments à prix élevé.
  3. Nous devons repenser l’une des incitations les plus tordues, que je n’ai jamais approuvée et qui consiste à reverser aux médecins cancérologues un pourcentage du prix des chimiothérapies IV qu’ils prescrivent (les médicaments « Medicare Part B » cités au chapitre 4). Cela crée une incitation perverse qui pousse à utiliser les médicaments les plus chers. C’est à supprimer.
  4. Les auteurs de recommandations de bonnes pratiques doivent être sans conflit d’intérêts.
  5. Nous avons besoin d’un cadre légal pour savoir où et quand un ancien fonctionnaire de la FDA peut travailler ou être consultant pour l’industrie pharmaceutique. Je ne sais pas s’il faut une interdiction à vie ou si une période neutre de quelques années peut suffire. De toute évidence cela ne va pas inciter à travailler pour la FDA, qui est déjà un travail mal apprécié. Une mesure compensatoire pourrait être de bien payer ces fonctionnaires, sur la base de ce qu’ils pourraient gagner dans le secteur privé.
  6. Les gens qui conçoivent, conduisent, collectent, analysent, rapportent et présentent les résultats des médicaments anticancéreux ne doivent pas être ceux-là mêmes qui sont prêts à gagner des milliards de dollars si l’essai clinique est positif. Le système actuel d’une recherche sponsorisée par l’industrie ― où une entreprise à but lucratif conçoit, conduit, analyse, rédige et rapporte les résultats ― est gravement défectueux. En lire plus à ce sujet, au chapitre 14.

Ces six règles devraient nous propulser en direction d’un système de soins en cancérologie qui soit plus logique, plus honnête et plus harmonieux. Ceci dit, je comprends que passer du monde actuel, où les conflits d’intérêts sont partout, au monde proposé ici, représente un saut de géant. Une bonne politique avance progressivement. Pour cette raison, Vincent Rajkumar et moi-même proposons un ensemble de solutions qui pourraient être réalisées demain. Insistons sur deux d’entre elles.

Premièrement, nous défendons l’idée que le recours aux rédacteurs médicaux devrait être abandonné. Les rédacteurs médicaux sont des gens qui fournissent sous forme d’un service qu’on loue, une aide dans la préparation d’un manuscrit. Ces gens sont bons dans leur boulot, et ce n’est malheureusement pas une bonne chose. Certains rédacteurs médicaux peuvent être habiles à exagérer les avantages d’un médicament et à en minimiser les effets indésirables. D’autre part, si vous avez mis votre nom sur un manuscrit et que vous dîtes que vous l’avez écrit, vous devriez probablement l’avoir fait. C’est la norme que nous donnons à suivre aux étudiants, pourquoi pas aux praticiens ?

Deuxièmement, nous défendons l’idée que les sociétés savantes comme ASCO ou ASH devraient rendre publiques toutes leurs sources de financement. La transparence est utile dans plusieurs domaines, comme dit précédemment, et le plus important c’est qu’elle est incontournable dès qu’on aborde le problème des conflits d’intérêts. Lorsqu’il s’agit des sociétés savantes, les choses restent opaques comme une « black box ».

Ce ne sont pas des mauvaises personnes.

Je pense que je devrais dire clairement que je ne crois pas que le problème des conflits d’intérêts, même en considérant le rôle exagéré et déformant de l’industrie pharmaceutique, soit l’œuvre de mauvaises personnes. Pour la plupart, les gens qui ont un rôle dans tout çà, sont tout aussi honorables et honnêtes que n’importe qui d’autre. Ils voient probablement le bien dans ce qu’ils font. Ils peuvent ne pas avoir à l’esprit bon nombre de ces faits.

Les vrais problèmes sont les incitations. Les politiques mises en œuvre dans ces institutions poussent les gens à agir comme ils le font. Elles favorisent et encouragent les conflits d’intérêts parmi les médecins, qui sont alors amenés à voir le clinquant de médicaments marginaux et sont à même d’en ignorer les effets indésirables, les coûts et la toxicité. Le rôle des incitations financières ne fonctionne pas sur un mode tout ou rien, tel un interrupteur électrique pour la lumière. Il fonctionne plutôt comme un variateur d’ambiance qui plonge la pièce dans une semi-obscurité. Tout ceci, dans le domaine biomédical, aboutit à en faire toujours moins dans l’intérêt des patients et à en faire toujours plus dans le sens des profits.

Conclusion

Nous sommes actuellement à une époque de l’histoire où il incombe aux médecins qui interprètent les données de produits médicaux, de prescrire aussi ces mêmes produits médicaux aux patients. Ils sont payés à la fois par le patient et par les fabricants de ces produits. Cela crée des tensions, tout simplement parce que l’intérêt optimal des fabricants et celui des patients divergent occasionnellement, peut-être même souvent. Dans la médecine basée sur les preuves (EBM), il n’y a pas de règles bien établies pour guider ces médecins (bien que dans les chapitres suivants je donnerai quelques règles comme candidates et la plupart des prises de décision se font dans le brouillard). Il en est ainsi dans tout comportement humain, quand vous attendez d’une personne confrontée à l’incertitude, qu’elle prenne des décisions justes, honnêtes et vertueuses, vous devez veillez à ce que la façon dont elle est rémunérée ne puisse pas influencer ses choix dans un sens ou dans l’autre. C’est pourquoi les juges perçoivent un salaire et ne sont pas rémunérés par la défense. C’est aussi pour la même raison que les laboratoires pharmaceutiques ne permettent pas à leurs employés de toucher une rémunération de la part d’un autre laboratoire. Pourtant, on ne voit pas cela se produire en médecine, en particulier parmi les médecins haut placés. La solution au problème actuel est la réparation de la structure incitative qui ne fonctionne plus. Il n’y a aucune raison pour que les coûts de santé publique, qui sont environ de 20 % du PIB américain, soient redistribués dans des conditions que même un étudiant en première année de psychologie considèrerait comme une recette pour obtenir un désastre.

  1. Note du traducteur : fondé en 1884 sous le nom de New York Cancer Hospital, le MSKCC est le plus ancien et le plus grand centre privé de recherche et de soins en cancérologie au monde. (selon Wikipedia)