Loi “sunshine” : quatre ans et toujours pas appliquée

Le 21 janvier 2016, le Conseil Constitutionnel jugeait l’article 178 de la loi « modernisation de notre système de santé » conforme à la Constitution. La transparence des contrats des personnels de santé avec les industries de santé serait-elle enfin acquise ?
Retour sur 4 années de tergiversations, 4 années d’obstruction des firmes, des élus, du gouvernement, et perspectives pour un futur qu’on espère cette fois proche, mais encore incertain.

29 décembre 2011 :la loi Bertrand est adoptée. Constatant les nombreux conflits d’intérêts ayant permis le désastre du Mediator, le législateur a souhaité renforcer l’indépendance de l’expertise sanitaire publique et accroître la transparence des liens de l’ensemble des professionnels de santé avec les intérêts économiques du secteur. C’est ce qu’on appellera la « loi sunshine » : les liens seront publiés sur un site public unique.

Août 2013  : tous les actes réglementaires sont publiés, la loi va enfin pouvoir s’appliquer.
Juillet 2014  : Trois ans et demi après le vote de la loi, première mise en ligne du site transparence.sante.gouv.fr.

Le Formindep et le CNOM saisissent le Conseil d’Etat

Le décret d’application exclut de la publication les rémunérations des contrats entre professionnels de santé et firmes. La transparence vantée se réduit finalement à « tout savoir des croissants et rien des contrats » selon la formule lapidaire du conseil de l’ordre des médecins.
Quels sont ces contrats ? Des contrats dont l’Inspection Générale des Affaires Sociales avait dénoncé la « forte opacité” 

[1]. Le montant, le nombre de contrats ne sont ainsi connus que des intéressés et du Conseil de l’Ordre qui valide chacun des contrats au regard de la loi DMOS (« anti-cadeaux »). Mais l’Ordre n’a pas la tâche de vérifier leur légalité au regard d’autres critères tels que l’accord du chef d’établissement hospitalier, ou le caractère accessoire de la rémunération [2].
Tout juste sait-on que pour certains leaders d’opinion (KOL pour Key Opinion Leaders) « Ces cumuls de contrats peuvent représenter une masse d’honoraires dépassant leur rémunération hospitalière ou hospitalo-universitaire et occuper une part de leur temps de travail très supérieure à ce qui est raisonnable et autorisé »selon le CNOM [3], qu’un contrat individuel peut atteindre 600 000 Euros [4] , ou encore qu’un fonctionnaire affirme quadrupler son salaire par ses contrats privés [5].

Le Conseil de l’Ordre et l’association Formindep ont chacun saisi le Conseil d’Etat quant à cette réduction du champ de la loi qui constituait selon eux un abus de pouvoir.

24 Février 2015 : le Conseil d’Etat leur donne raison et condamne l’Etat pour abus de pouvoir. Le CE confirme que les montants des rémunérations des contrats doivent être publiés à compter du 1er janvier 2012 comme l’étaient déjà les avantages (voyages, conférences, restauration…).

Juin 2015 Le Formindep écrit à près de 80 laboratoires pour leur rappeler l’arrêt du Conseil d’Etat et les interroger sur la publication des données manquantes, publication exigible dès l’arrêt du CE.
Nous avons également saisi Benoît Vallet, Directeur Général de la Santé, chargé de l’application de la loi transparence, pour connaître les mesures prises par le Ministère à la suite de l’arrêt du Conseil d’Etat.

Force est de constater que le Ministère a fait montre d’une étonnante apathie, préférant sans doute attendre les discussions de la loi « modernisation de notre système de santé ».
Juillet 2015 – Nous publions ici la lettre adressée par la DGS aux laboratoires, cinq mois après l’arrêt du Conseil d’Etat, courrier qui n’a semble-t-il été motivé que par notre intervention.

Une désinvolture qui tranche singulièrement avec l’extrême célérité dont le même Benoît Vallet a fait preuve pour contrer les velléités de transparence d’un citoyen.

La Direction Générale de la Santé prend 5 mois pour demander la transparence, mais il lui suffit de 2 jours pour s’y opposer

Constatant que le site public transparence.sante.gouv.fr est conçu de telle façon qu’il empêche toute vue d’ensemble ou étude statistique, un informaticien a mis en ligne sous forme de fichier toutes les donnée de la base. Quelle ne fut sa surprise de recevoir sous deux jours seulement une mise en demeure signée de Benoît Vallet en personne, lui intimant l’ordre de retirer les données sous 24 heures :

Monsieur,

Vous trouverez, ci-joint, une mise en demeure aux fins de dépublier, dans un délai de 24 heures, les données extraites de la base de données transparence santé figurant sur les sites :
- https://github.com/XXXXX
- https://www.google.com/fusiontables/data?docid=XXXXX
- https://www.google.com/fusiontables/data?docid=XXXXX
ainsi que sur tous autres sites sur lesquels ces données auront été rendues publiques
A défaut, vous vous exposez à des poursuites pénales prévues pour les délits de traitements de données à caractère personnel sans qu’aient été respectées les formalités préalables à leur mise en œuvre (article 226-16 du code pénal) ou de collecte de données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite (article 226-18 du code pénal).

Vous voudrez bien m’informer des suites données à cette mise en demeure.
Cordialement
Pr B VALLET
Directeur général de la santé

La DGS semble plus empressée à remplir les missions de la CNIL que celles qui lui incombent réellement. L’initiative sera brillamment reprise par l’association Regards Citoyens qui sera néanmoins contrainte d’anonymiser les données.

La DGS et les firmes continuent leur pas de deux : le Ministère ne prend aucune mesure pour faire appliquer la loi ni même la rendre applicable (les spécifications du site internet, fixées par arrêté ministériel, doivent être revues pour accueillir les nouvelles données). Les firmes s’abritent derrière cet alibi offert sur un plateau par la DGS pour ne rien publier.
Le syndicat de l’industrie pharmaceutique (LEEM) et celui du dispositif médical (SNITEM) ont réuni un véritable front pour opposer une fin de non recevoir aux demandes velléitaires et tardives de la DGS (cf.lettre DGS 16/07/2015). Les signataires du courrier que nous publions affirment explicitement qu’ilsn’entendent pas informer leurs adhérents de l’arrêt du CE ni de ses conséquences, et qu’ils leur demandent bien au contraire de ne pas transmettre les données requises par la loi :

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Nous produisons ici in extenso leur courrier : lettre LEEM/SNITEM/Union des Annonceurs.

26 septembre 2015 – Dans un courrier en réponse à notre interpellation, le DGS Benoît Vallet nous affirme que les données des rémunérations seront disponibles sur le site transparence.sante.gouv.fr quelques jours plus tard, lors de la mise à jour du 01 octobre 2015. Les citoyens auraient alors “tout loisir de les consulter“. Une réponse d’un cynisme certain, car ni à cette date ni depuis n’ont été publiées les moindres données de rémunérations. La DGS n’a d’ailleurs engagé aucune action permettant l’application de la loi, notamment la révision de l’arrêté ministériel fixant le format des données à transmettre.

17 décembre 2015 – Opération de communication bien maîtrisée : Marisol Touraine a présenté les dispositions transparence de son projet de loi comme une avancée majeure, de son initiative, alors qu’elles ne faisaient que paraphraser l’existant, sous la contrainte du Conseil d’Etat. La loi « modernisation de notre système de santé » est adoptée. La DGS continue de procrastiner.

Dernier round : les parlementaires Les Républicains au secours de l’opacité

22 décembre 2015 – La loi -qui ne consiste, rappelons-le, qu’à publier les liens d’intérêts et ne les interdit nullement- n’est pas encore acquise. 60 sénateurs du groupe Les Républicains et 60 députés du même groupe déferrent le texte devant le Conseil Constitutionnel.
Parmi les 12 dispositions attaquées figure l’article 178 concernant les dispositions transparence.

Le texte des deux saisines parle de lui-même. Le groupe LR estime que ces dispositions portent atteinte au décidément ubiquitaire « secret des affaires » et plus largement à la liberté d’entreprendre… voire, ne craignant pas le ridicule, à la santé publique elle-même :

« l’article 178 de la loi déférée aura pour effet de dissuader certaines sociétés de nouer des partenariats utiles au développement de leur activité et nuira à leurs efforts de recherche et développement, pourtant essentiels aux progrès de la médecine et de la pharmacie et par suite, à l’objectif constitutionnel de protection de la santé. »

Le groupe LR fait ici un amalgame fréquent : les liens d’intérêts sont présentés comme des liens relevant de la recherche. La réalité, dévoilée par l’IGAS et la base transparence, est que seule une part très minime des conventions liant industries de santé et professionnels de santé concerne des travaux de recherche. Plus de 90% des liens publiés relèvent du marketing (contrats d’orateur principalement).

L’article 178 constituerait également selon Les Républicains une atteinte inacceptable à la vie privée des professionnels de santé. Des dispositions identiques sont toutefois en vigueur depuis plus de 18 mois aux Etats-Unis, et tous les acteurs de la santé opérant également en France s’y sont conformés sans difficulté particulière. L’EFPIA, syndicat européen de l’industrie pharmaceutique, impose lui-même à ses adhérents une publication des conventions à compter de cette année 2016.

21 janvier 2016 – le Conseil Constitutionnel juge l’article 178 conforme à la Constitution. La loi est promulguée ce 26 janvier. Fin du combat ?

On peut craindre que ce ne soit pas encore le cas : combien de temps faudra-t-il encore attendre les décrets et arrêtés nécessaires à son application ? Leur contenu dénaturera-t-il la loi encore une fois ? Permettront-ils de maintenir la traçabilité des contrats depuis le 1er janvier 2012 ou le gouvernement cédera-t-il aux demandes firmes d’effacer la loi Bertrand ? Le gouvernement tentera-t-il encore d’exclure de la publication l’ensemble des contrats donnant lieu à paiement de TVA, ce qui épargnerait certains des plus actifs KOL, qui gèrent leur propre société de conseil aux affaires ?

Quatre années après le vote de la loi Bertrand, celle-ci n’est toujours pas pleinement appliquée. La transparence est une course de fond. Quant à l’indépendance…

[1Rapport IGAS, Enquête sur la rémunération des médecins et chirurgiens hospitaliers, page 73http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/094000043/

[3Ibidem, page 73

[4Ibidem page 83

[5Jean-François Delfraissy, cité par Mediapart : « Depuis trois, quatre ans, j’ai cessé d’être rémunéré par les laboratoires. Mes revenus ont d’ailleurs été divisés par quatre. » https://www.mediapart.fr/journal/france/170615/le-virus-des-conflits-dinterets-touche-les-experts-de-lhepatite-c