Au regard de nombreuses études internationales, l’influence des laboratoires pharmaceutiques sur les prescriptions de médicaments n’est plus à démontrer. Suite aux différentes affaires révélées dans les médias, il est désormais connu que les pressions des industriels s’exercent conjointement en France à tous les niveaux du système de santé : à l’hôpital, en médecine de ville, via la presse professionnelle et dans les instances de régulation nationale (au sein des principaux organes de décision de mise sur le marché des produits).
Pourtant, les médecins, dont les médecins généralistes, continuent dans leur grande majorité soit à collaborer activement avec les firmes, soit à dénier être influencés par ces dernières. En repartant d’abord de faits observés en médecine générale, puis en s’appuyant sur les données d’enquêtes réalisées auprès d’autres médecins, il s’agit de mieux comprendre l’origine de ces dénis, c’est-à-dire de présenter quelles sont concrètement les stratégies des industriels.
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SOMMAIRE
1. La figure de Janus de l’industrie pharmaceutique
1.1 L’induction précoce d’habitudes de prescription
- Être perçu d’emblée comme une aide
- Alimenter des croyances
- Marquer les mémoires des prescripteurs
1.2 Une présence continue et rapprochée des prescripteurs
- Travailler en filet
- Contrôler et brouiller l’information sur les médicaments
- Anticiper les changements, multiplier les alliés
2. Des stratégies particulièrement visibles en médecine générale
2.1 Des promotions facilitées par la culture du médicament en France
2.2 La médecine générale, le maillon faible ?
- S’appuyer sur des répartitions des soins paradoxales
- Jouer sur des peurs
- Se substituer au médecin
2.3 Le ciblage des moyens, des gros et très gros prescripteurs
- Les moyens prescripteurs : des médecins conformistes
- Les gros prescripteurs : des médecins par défaut ?
- Les très gros prescripteurs : des distributeurs de médicaments
3. Une omniprésence au plus haut niveau : des responsabilités éthiques et politiques
3.1 Jouer sur les courants théoriques dominants en médecine
3.2 Entretenir des conflits d’intérêts
3.3 Surfer sur la perméabilité de chaque système de santé
Conclusion : les petits prescripteurs, une lueur d’espoir ?
- Encadré 1 – Apprendre à connaître chaque médecin
- Encadré 2 – Les médecins les plus prescripteurs : des proies faciles
- Encadré 3 – La biologisation de la dépression : la mise à l’écart des étiologies sociales
- Annexe 1 – METHODE
- Annexe 2 – BIBLIOGRAPHIE
1. La figure de Janus de l’industrie pharmaceutique
En France, la prescription et la consommation excessive de médicaments, dont l’efficacité n’a pas été démontrée, se révèle être un écheveau complexe à démêler (d’où les nombreux renvois de bas de page et l’importante bibliographie de cette contribution). Cependant, les résultats d’études qualitatives (menées par entretiens en face à face avec des généralistes, par observation de leur travail quotidien) vont toutes dans le même sens. En effet, ce type d’enquêtes dites “ethnographiques” permet de donner la parole à des médecins “de terrain”, d’étudier ce qui est réellement dit et proposé aux patients, d’assister à des pauses et à des réunions de travail, c’est-à-dire souvent aux échanges avec des représentants de laboratoires pharmaceutiques.
1.1 L’induction précoce d’habitudes de prescription
• Être perçu d’emblée comme une aide
En France, les firmes pharmaceutiques ont investi le secteur hospitalier dés le milieu des années 70
[[« L’industrie pharmaceutique est largement stimulée par le dynamisme de l’hôpital qui se révèle à la fois client, acteur de premier plan dans la recherche et formateur de prescripteurs » (Chevandier 2009, p.346-347).]]. Depuis, l’hôpital est non seulement devenu le lieu de recrutement des “leaders d’opinion” (cf. infra), mais les représentants des firmes sont désormais présents aux côtés des étudiants. Les laboratoires s’imposent d’autant plus facilement que les médecins plus âgés travaillent déjà souvent avec eux et ne mettent pas en garde les étudiants contre leurs stratégies commerciales[[Rosman 2008.Vega 2011.]]. Dans ces conditions, les laboratoires deviennent très facilement des “partenaires” dans le travail, ou dans la carrière à venir. Plus précisément, ils sont perçus d’emblée comme une ressource importante et positive par les internes rencontrés en faculté : «ça permet d’avoir des rabiots en termes de matériel » ; « ils financent des locaux de réunion », « des études, des recherches » ; « ça chauffe- prépare des carrières », « c’est utile pour ne pas louper des opportunités ».
Dans ce sens, des étudiants croisés lors du 4ème Congrès national de médecine générale en 2010 cherchaient plutôt à contacter les laboratoires via leurs commerciaux présents dans de très nombreux stands. Au retour de ce congrès, de jeunes généralistes (déjà en exercice) interrogés sur le fait d’être financés par les laboratoires jugeait cela plutôt inopportun (ex. « c’est mal, on ne devrait pas »). Mais ils ne voyaient guère d’autres moyens de faire valoir leur travail de thèse ou de recherche auprès « de l’élite des généralistes ». Si les laboratoires pallient des manques ou des besoins (collectifs et individuels), leurs aides précoces sont pourtant loin d’être désintéressées : elles ont de nombreuses conséquences dans les pratiques médicales (de prescription). Ainsi, leur présence dans le travail quotidien devient ensuite naturelle : elle est habituelle, tacite et peu critiquée par une grande majorité des enquêtés. En particulier, la venue des commerciaux dans les cabinets de médecine (générale) est peu remise en cause, d’autant plus si les jeunes médecins ont fait des stages ou des remplacements chez des confrères également habitués à leur présence. Certains ont affirmé être “honteux” de recevoir des visiteurs médicaux, d’autres les ont critiqués (ex. « Elle, c’est BEP force de vente, elle harcèle la secrétaire jusqu’à qu’on la reçoive »), mais sans avoir eu connaissance des nombreuses études internationales démontrant les liens existant notamment entre leur fréquentation et le nombre de médicaments prescrits [[Comme le montrent déjà diverses études américaines publiées entre 1976 et 1987 (Henry et al. 1989, cité par notamment Cohen, 1994, p. 128. Les lecteurs trouveront dans cette importante recension de travaux sociologiques – menés dans les pays anglo-saxons, aux Etats-Unis et au Canada – des descriptions fines de la manière dont les firmes influencent les jugements et les décisions médicales : à l’hôpital comme en médecine de ville. Pour aller plus loin, voir aussi Rosner 1992 et Healy 2004).]]. En revanche, tous les jeunes médecins enquêtés reprennent les mêmes arguments qu’une majorité de leurs pairs plus âgés : « C’est notre métier de recevoir, mais pas d’écouter tout le laïus » ; « C’est leur job de vouloir qu’on prescrive les médicaments (…) Pourquoi pas une nouvelle molécule ? », « Ça permet de se tenir au courant des dernières nouveautés », « C’est important pour ne pas être largué » ; « Quand je les reçois, mon cerveau est endormi : je n’écoute pas, je leur dis car je sais que c’est du pipeau. Et puis c’est par esprit de contradiction : j’en ai marre qu’on dise que ce sont des satans, qu’on les voit qu’en mal. Sans eux, on ne serait rien ». Or, il s’agit de représentations entretenues par les laboratoires eux-mêmes, passés maîtres dans l’art de dissimuler leurs autres visages.
• Alimenter des croyances
Depuis au moins 6 ans[[Date de nos premières observations en médecine générale (Sarradon et Vega 2004).]], les commerciaux tiennent le même discours afin d’être reçus en consultations. Ils font croire aux médecins que leur laboratoire est en crise, au bord de la faillite : qu’ils risquent donc personnellement le chômage (ex. « Mais ce qui est terrible c’est qu’elle a quand même un sacré métier ! », « on est obligé de les recevoir, ce sont des précaires »). A cet égard, la mise en place du CAPI[[NDLR : le CAPI ou contrat d’amélioration des pratiques professionnelles est un contrat signé entre les médecins volontaires et l’assurance maladie de “rémunération à la performance” selon des objectifs chiffrés de prescription, censés améliorer les pratiques, diminuer certaines prescriptions ou répondre à des objectifs de santé publique. Ce CAPI vient d’être généralisé à l’ensemble des médecins dans la nouvelle convention médicale signée en 2011.]] offre à des commerciaux la possibilité d’insister plus encore sur « la fin programmée de l’industrie pharmaceutique »[[« On ne peut plus avoir notre rôle d’information car jeunes médecins vont sur Internet… (…) Les laboratoires ne sont plus en concurrence entre eux, non mais : on est vraiment menacés par la sécu !» (Commercial).]]. Avec l’affaire du Mediator©, ce type d’argumentation faisant des firmes des “victimes” semble avoir été amplifié. Mais les stratégies des commerciaux observés restent inchangées. Ainsi, en France comme Outre-Atlantique, il s’agit de faire croire aux « débuts toujours imminents d’une nouvelle révolution thérapeutique »[[Pignarre 2003, p. 161.]], c’est-à-dire d’alimenter la croyance chez les médecins que l’activité du “nouveau” produit est supérieure ou égale aux premières générations, qu’il est mieux toléré et présente moins d’effets secondaires que son ou ses prédécesseur(s). Or, les arguments qui consistent à critiquer le produit précédent pour mieux vanter le nouveau sont souvent faux : non prouvés scientifiquement. Par exemple, les laboratoires vantent des produits psychotropes qui ont au contraire des effets « non négligeables » sur la santé, en minimisant leurs effets secondaires[[Lire à ce sujet l’étude de Chamak (2009), dont l’intérêt pour les laboratoires a fait suite à l’augmentation des prescriptions de psychotropes aux enfants et aux adolescents aux Etats-Unis et à des conflits d’intérêts largement médiatisés depuis une enquête au Congrès américain l’été 2008]], comme nous l’avons également observé (en particulier, les commerciaux passent sous silence le fait que des produits soient des benzodiazépines) et en exagérant la valeur de ces médicaments aux dépens d’autres modalités (psychothérapies, approches sociales, etc.)[[Selon Wortis et al. (1992), cité par Cohen, op.cit, p126.]] . Car les médecins – comme le grand public – méconnaissent généralement une toute autre tendance dominante, à l’origine de budgets de plus en plus faramineux consacrés au marketing par les firmes : l’augmentation des coûts des produits va de pair avec une panne d’innovation en pharmacologie (elle date également des années 70, marquées par un mouvement sans précédent de promotion des produits)[[ Dupuy et Karsensty 1974 (bien qu’ancien, cet ouvrage reste une référence sur l’usage des médicaments en France), Ehrenberg 1998, Zarifian 1996 (malgré la modestie des développements de la pharmacothérapie depuis les années 70, des campagnes promotionnelles permettent de susciter sans cesse de nouveaux espoirs au sein du corps médical).]]. Psychotropes ou pas, les commerciaux s’en réfèrent néanmoins à une multitude d’études soit disant “scientifiques”, “randomisées”, en égrenant des références prestigieuses (ex. « Vous savez, je suis très prudent avec les études, (mais) la belle étude que j’avais à vous montrer elle est versus T. : les molécules sont déjà commercialisées aux USA (…). Alors les études, c’est comme la télévision, il faut pas en abuser (mais) elle s’appuie aussi sur l’ANAES[[ Concernant ce produit T., ce commercial tait d’autres études plus défavorables (ex. HAS), et globalement tout ce qui est ASMR : il argumente plutôt sur le prix et la forme du « nouveau » produit (toujours par rapport au précédent).]]» ). Dans tous les cas, l’objectif est d’amener les praticiens à croire aux actions renforcées de “nouveaux” médicaments (“me-too”[[Médicament qu’une firme développe uniquement pour prendre une part de marché, sans prétendre innover sur le plan thérapeutique : il s’agit d’un produit presque identique aux précédents (qui n’apporte rien ou que peu du point de vue de l’activité pharmacodynamique), mais plus coûteux. De plus, les « me too » seraient moins sécurisés que leurs prédécesseurs (d’après Urfalino, 2005).]]) en répétant toujours les mêmes mots pour qualifier les produits (ex. « progrès », « force », « agir », « puissance », « efficacité[[Ex. Le Seroplex® (escitalopram) : « la force d’agir ». Ces qualificatifs sont également répétés dans les colloques suivis, en particulier lorsqu’il est question de maladies chroniques (ex. « bataille », « nouveaux médicaments » « guérison », « engagement », etc.]]). »). Ces mots sont également scandés dans les plaquettes commerciales dont les contenus sont largement relayés dans la presse médicale notamment. En effet, il a été également démontré qu’il existe des liens directs entre la quantité de prescriptions médicales et les produits annoncés par des publicités[[Herxheimer et al (1993, cités par Cohen, op.cit, p. 110). Ces chercheurs citent d’autres études montrant que les suggestions publicitaires ont plus d’impacts que les ouvrages scientifiques, et véhiculent des a priori poussant les médecins à sur prescrire (ex. les femmes ont besoin de plus de tranquillisants que les hommes).]]. De plus, les nouveaux produits promus ne remplacent pas des alternatives plus anciennes dans les ordonnances : ils fonctionnent plutôt comme des appâts encourageant une prescription additionnelle.
• Marquer les mémoires des prescripteurs
A ce sujet, une étude fait date : menée pendant 39 mois dans une pharmacie d’hôpital aux Etats-Unis, elle a montré l’influence significative (et souvent inconsciente) d’autres efforts de promotion très poussés sur les modalités de prescriptions médicales, alors que les médecins enquêtés étaient certains que cela n’aurait aucune influence sur leurs façons de prescrire[Les chercheurs ont analysé les prescriptions avant et après, sur tests statistiques (Orlowski et al, 1992, The effects of pharmaceutical firm enticements on physician prescribing patterns. cités par Cohen, op.cit, p. 124). Ndlr : cette étude “historique” a été présentée par le Formindep, entre autres lors du congrès de 2004 du CNGE. [Voir là ]]. Les enquêtes de terrain menées en France confirment également la réelle efficacité de ces autres incitations, telles que la distribution de petits cadeaux a priori anodins (ex. stylos) et d’échantillons gratuits. En visites ou dans d’autres cadres de travail, ces “dons” des laboratoires sont toujours payants. Ceci est particulièrement visible à propos de médicaments distribués gratuitement (pratique utilisée aussi auprès de pharmaciens d’officine). Ainsi, à l’observation, ces produits ont été (presque) immédiatement utilisés par les médecins, ou redonnés aux patients. En effet, comme les fournitures de matériel ou de pansements, ils sont totalement en phase avec les préoccupations des prescripteurs (d’où souvent le constat que les laboratoires ont « des produits intéressants »). En effet, au cours de visites successives, les commerciaux apprennent à s’adapter aux orientations de soins de chaque médecin. Afin d’amplifier leur force de vente, ils leur proposent même souvent de goûter à leurs produits de “confort” (en médecine générale), tant pour les patients que pour eux-mêmes et leur proches[[ Il existe également à ce sujet des études précises méconnues par les prescripteurs français. Par exemple, en s’appuyant sur la littérature nationale et internationale le sociologue P. Le Moigne (2009, p : 243-263), constate que les niveaux de prescriptions de produits psychotropes sont très différents selon les généralistes et indépendants des caractéristiques des patients qu’ils reçoivent, de leurs spécialités et de leurs affiliations universitaires (le genre du médecin est moins pertinent que son âge, avec des pics de prescriptions à 60 ans : probablement en lien avec la prise en charge de patients également plus âgés et des effets fatigues : cf infra). Dans ce sens, des études montrent que les prescriptions de psychotropes sont multipliées par 1,4 lorsque le médecin prend lui-même ces produits (ce qui est souvent le cas en France).]]. Ces dons réguliers induisent également des habitudes : les médecins finissent par les demander directement aux commerciaux ; ils sont déçus lorsque les laboratoires ne les leur fournissent pas (y compris des “petits” prescripteurs observés). Tous les commerciaux observés jouent d’ailleurs sur le fait que ces échanges soient désormais interdits (ex. « je vous le donne à vous, mais j’ai plus le droit [[Par exemple, une commerciale commence son entretien par : – « Je vais d’abord vous donner… », et elle sort quatre produits. En cours de consultation, elle ajoute : « Ne vous gênez pas parce que j’ai la chance de donner encore un peu des boîtes, y compris pour vos enfants ». Elle reviendra en redonner 4 autres à l’enquêteur, pensant qu’il s’agit d’un médecin stagiaire. Il s’agit d’une stratégie généralisée (ex. « Sinon c’est dommage, mais j’avais une magnifique méta-analyse, si ça vous dit, si vous insistez je vous la sors, mais bon normalement j’ai plus le droit de vous la montrer (…), j’ai pas d’éléments pour vous en parler, puisque j’ai pas le droit, c’est pas moi », explique un autre commercial).]] » ). Plus généralement, les commerciaux apprennent à s’ajuster à chaque spécialité médicale. Ainsi, en médecine générale, non seulement les laboratoires proposent surtout leurs services dans trois domaines surinvestis en France (les médicaments de la “dépression”, du “confort” et de la douleur, cf. infra), mais les produits – offerts ou proposés – sont également adaptés à la période de soins. Par exemple, en pleine période d’épidémies, une commerciale vient vanter un sirop « toux sèche et toux grasse » (il s’agit alors de la question centrale de la plupart des consultations). Elle propose ensuite un produit « mieux que la vitamine C aux patients fragiles renforçant l’immunité (…). Ils consultent, ça peut être une grippe mais ça peut être un rhume une gastro. » (en pleine période de grippe A ou C, le diagnostic est également le principal problème des enquêtés suivis). Même chez des médecins neutres à critiques, ces entrevues, même brèves, arrivent donc souvent « à point nommé ». S’opèrent alors des processus de contre-dons [[Dupuy et Karsenty (op.cit)]], dont certains des médecins enquêtés sont conscients : ils sont conduits à privilégier tel ou tel produit et aidés à mémoriser leurs noms en évidence sur les multiples instruments de bureau (très largement distribués aux médecins). D’autres stratégies visent à « impacter la mémoire des futurs prescripteurs » (consultante travaillant pour des laboratoires pharmaceutiques). Les laboratoires cherchent à toucher la mémoire affective des prescripteurs par le biais d’invitations diverses, tous frais payés[[Processus analysé dans les études précitées.]]. <doc783|left>[[< >]] Ainsi, par exemple, les soirées en bord de mer organisées pour les jeunes praticiens lors du 4ème Congrès de médecine générale ont laissé[[cf supra]] « de très bons souvenirs » (ex. « on est vendu mais c’est agréable »). De même, à l’observation, le charme opéré par des commerciaux a été renforcé lorsque ces derniers ont joué sur la gourmandise des médecins : par exemple, lorsque les conversations « à bâtons rompus » se sont réalisées autour des meilleures pâtisseries locales lors des pauses de travail mensuelles dans un cabinet de groupe. Il s’agit de pratiques généralisées : des médecins croisés et réputés être de “gros” prescripteurs (selon leurs associés qui les remplacent hebdomadairement), ont parlé « d’agapes » financées par les laboratoires lors de simples réunions locales ; des généralistes suivis se souviennent encore avec volupté de diners répétés dans « les meilleurs restos du coin[[Cela permet, aux dires d’un des enquêtés, « de signer les meilleurs contrats ». Il s’agit de stratégies utilisées au plus haut niveau de la diplomatie française (Vega 2003). ]] », ou avec nostalgie de « vacances de bombance » dans des hôtels de luxe, ou de caves de « vins divins » financés entièrement par des firmes. In fine, ces aides, ces dons répétitifs ou ces plaisirs passés ont les effets recherchés et durables, toujours favorables aux firmes. Ils laissent des traces dans les pratiques des médecins observés, même lorsque ces derniers ne reçoivent plus de visiteurs médicaux. Par exemple, des médecins continuent à prescrire par habitude des “me-too”. De jeunes médecins continuent malgré eux à avoir des « petits arrangements » avec les laboratoires : par exemple, ils ont toujours le réflexe de leur demander des produits gratuits (y compris pour leurs commodités personnelles). Dans ce sens, d’autres éprouvent des difficultés à organiser des réunions professionnelles sans la présence de représentants de firmes : la majorité de leurs collègues n’envisagent pas et refusent de « payer de leur poche » les pots et repas. Mieux : les médecins prennent l’habitude de s’en remettre aux informations données par les laboratoires : ils ne cherchent pas d’informations supplémentaires sur les produits (ainsi, lors du 4ème Congrès de médecine générale, le stand de la HAS a été très peu fréquenté, contrairement aux stands organisés par des firmes). Pour les laboratoires, la première manche est alors gagnée. . | Encadré 1[encadré1<-] Retour au sommaire
Apprendre à connaître chaque médecin
Lors des colloques, des réunions et tout particulièrement lors des entretiens en face-à-face avec les médecins, les stratégies commerciales observées sont toujours les mêmes : il s’agit d’écouter les doléances des praticiens, de les faire parler et/ou réagir individuellement. Ainsi, lorsque le médecin n’est pas encore totalement “harponné”, les commerciaux usent de relances, identiques aux questions posées lors des études marketing (ex. « je sais pas quelle idée vous avez de l’efficacité des S. », « vous adhérez au concept ? », « je ne sais pas comment vous voyez nos produits », « et la présentation de notre dernière campagne, vous en pensez quoi ? ») à la fois pour cerner leur opinion, mais aussi pour pouvoir rebondir. Dans ce sens, la participation aux pauses de travail est idéale : c’est un moment de détente ouvert, qui permet à des commerciaux de pouvoir discuter de tout, a priori sans plan préconçu. Or, ces derniers animent la discussion et appuient sur différents leviers identitaires (ex. « vous avez vu comment les généralistes ont été encore exclus par le gouvernement avec le vaccin de la grippe ? », « en fait le CAPI achète les généralistes », « il y a beaucoup d’abus chez les gens, consommateurs »). Les discussions, parfois volontairement provocatrices et longues, visent à connaître les valeurs et les façons de penser de chaque médecin. Plus précisément, les commerciaux sont formés pour s’adapter « au profil psychologique de chaque futur prescripteur» : pour comprendre, s’ajuster aux fonctionnements de chacun et déceler des “failles” individuelles, c’est-à-dire pour cerner ceux qui sont potentiellement de «gros prescripteurs» selon une consultante ayant travaillé pour les firmes pharmaceutiques. Dans ce sens, les commerciaux sont des témoins directs des pratiques médicales (comme les pharmaciens). De plus, leurs regards sont sans cesse affinés par les enquêtes que les firmes mènent régulièrement auprès des praticiens, notamment via les instituts d’études marketing spécialisés dans le médical.
1.2 Une présence continue et rapprochée des prescripteurs Retour au sommaire
• Travailler en filet
Pratiquement tous les médecins suivis pour cette étude (Vega 2011) ont déclaré recevoir moins de commerciaux que nous l’avons ensuite observé. En particulier, les enquêtés plutôt neutres quant à la venue des « VM – visiteurs médicaux » en voient davantage que souhaités lorsqu’ils travaillent aux côtés de collègues plus prescripteurs au sein de cabinet de groupe. Car ces enquêtés finissent par accepter des entretiens avec des commerciaux, lesquels parviennent souvent à toucher l’ensemble des médecins associés, en jouant d’arguments dans ce sens (ex. « Je me suis permis, car je viens de voir le docteur X », « votre collègue m’a dit que cela lui facilitait le travail. Lui, il utilise plutôt (tel produit).»). Il s’agit d’une stratégie “boule de neige” largement utilisée par les laboratoires.
Ainsi, les enquêtés les plus prescripteurs ont un point commun : non seulement ils voient davantage de commerciaux hebdomadairement que leurs confrères, mais ils participent régulièrement aux réunions d’amicales de médecins. A côté de l’hôpital et des consultations en médecine, il s’agit d’un lieu surinvesti par les laboratoires, car souvent une autre étape importante dans la professionnalisation des médecins. En effet, ces réunions, très développées en France, sont recherchées par les jeunes médecins car elles favorisent « des mises en contacts » entre professionnels de la santé (elles permettent de se faire connaître, voire d’établir des réseaux d’entraide au travail en début d’exercice). Ce sont aussi des lieux où s’organisent la répartition des tours de gardes, des temps pour « se retrouver » et/ou pour se « former ». Autrement dit, les représentants des laboratoires ont tout intérêt à y être présents car la parole y est libre : ils peuvent collecter des informations pour mieux connaître des situations locales et des profils de médecins. La présence aux réunions locales est très stratégique, car il s’y dit tout sur les “petites” histoires entre praticiens. Les commerciaux jouent alors souvent sur des rivalités. Par exemple, ils vendent leurs produits en insistant sur ce qu’ont déjà acquis d’autres confrères. Au minimum, les laboratoires s’invitent en finançant « simplement » les “pots” et les repas. Au mieux, ils proposent de vraies fausses “formations”, qui sont autant d’occasions de «replacer» leurs produits (du moins en médecine générale, cf. infra). Mais quoi qu’ils fassent, le message passe. Ainsi, les observations montrent que les enquêtés ne fréquentant pas ces réunions sont influencés indirectement par les retours de collègues de travail y participant : ils sont mis au courant de propositions commerciales – a fortiori lorsqu’ils sont associés -.
• Contrôler et brouiller l’information sur les médicaments
Depuis la formation initiale en passant par la professionnalisation sur “le terrain”, les commerciaux sont donc toujours présents, même lorsque les médecins ne les fréquentent pas directement. Plus précisément, la stratégie gagnante des laboratoires est d’induire des “réflexes” ordonnance médicaments en brouillant la mémoire des prescripteurs. Ainsi, une majorité d’enquêtés n’a pas su répondre précisément à la question « Comment êtes vous amené à prescrire un nouveau médicament ? » (Ex. « je sais pas, on va peut-être en discuter entre nous : ‘ tu as vu le nouvel antihistaminique, il paraît qu’il est bien ». « On pourra peut-être entendre parler de médicaments dans des conférences qu’on a eues (…) et en formation qu’on a eue heu : quand on y va heu, on va transmettre à nos collègues, ou bien heu… Heu ou bien après c’est plus sur les sites ». « Y’a aussi ce qu’on entend : ‘ben voilà heu, dans heu dans cette pathologie là, les protecteurs gastriques, ben cette molécule là a présenté plus d’efficacité qu’une autre’, donc on va essayer de plus prescrire celle là. ». « Souvent je prends leurs plaquettes, et voilà je regarde un peu ce qui est marqué… ». « Je ne sais pas : on a des menus déroulants pré programmés, je ne réfléchis pas à ça », « Des fois, ce sont les patients aussi qui nous en parlent»).
En effet, les grands laboratoires contrôlent non seulement l’information divulguée dans la plupart des formations, des colloques et de la presse médicale (via notamment les leaders d’opinions), mais ils ont aussi investi Internet, certains logiciels médicaux et plus généralement les médias (via des émissions télévisés autour de la santé et les publicités télévisées). Autrement dit, la sous-information sur les médicaments tend à toucher désormais les usagers, comme aux Etats-Unis[[Chamak op.cit.]] . En conséquence, les médecins finissent toujours par “entendre parler” positivement de telle ou telle “innovation” technique ou médicamenteuse (par des collègues comme par des patients), et ils intériorisent des bribes d’ “informations” sans qu’ils puissent se souvenir de leur provenance. Ainsi, la plupart des médecins interrogés ont éprouvé des difficultés à préciser par qui, quand et où ils avaient reçu les informations portant sur les produits couramment prescrits. Ce processus d’oubli prononcé a été particulièrement observé à propos du vaccin Gardasil®, lequel a bénéficié d’une campagne de promotion assez inédite en France (elle a été relayée par l’ensemble des responsables sanitaires et par des personnalités du show-business)[[Les différentes campagnes d’incitation à prescrire ce vaccin semble être un cas d’école : ce produit mériterait à lui seul la conduite d’une enquête indépendante approfondie (voir la conclusion).]]. Dans ce sens, des enquêtés les moins prescripteurs de cette étude estiment qu’il faudrait mener de véritables enquêtes pour retrouver l’origine de certaines informations et pouvoir en démontrer le caractère commercial.
• Anticiper les changements, multiplier les alliés
La présence continue et rapprochée des prescripteurs présente au moins deux autres avantages. Ainsi, dans la société civile, les laboratoires tendent à être de plus en plus critiqués (d’ailleurs, des médecins enquêtés il y a 6 ans ont déclaré avoir diminué ou totalement arrêté de recevoir des commerciaux). Ce changement a pu être largement anticipé par les firmes. Ainsi, les commerciaux ne se présentent plus comme des « visiteurs », mais comme des « délégués médicaux » (des « DM », désignation reprise par la plupart des enquêtés de cette étude). De plus, des commerciaux observés soulignent désormais le fait qu’ils représentent plusieurs laboratoires : ils se targuent d’être “neutres”. Certains d’entre eux, a priori les plus expérimentés[Ils connaissent localement et individuellement plusieurs médecins “gros” prescripteurs, qu’ils fréquentent depuis de longues années.]], laissent – ou font mine de laisser – leurs plaquettes de produits et leurs échantillons dans leurs sacoches. Désormais, ils se présentent non plus comme « certains commerciaux uniquement motivés par leurs fixes », mais comme des organisateurs de « formations » au titre de « conseillers thérapeutiques ». Enfin, les laboratoires se sont attaqués à une dernière cible : les associations de patients, en particulier atteints de pathologies chroniques et de maladies rares. En effet, leurs représentants n’hésitent pas à témoigner de l’aide apportée par les laboratoires. Ils sont de plus en plus invités dans les colloques organisés par les firmes, où ces dernières insistent sur leur propre « engagement » aux côtés de patients, sur leur « vocation à aider les plus démunis », sur leur attachements à faire disparaître « l’insupportable », voire sur leur « responsabilité humanitaire »[[Extraits de discours tenus lors de congrès suivis, centrés sur la maladie chronique.]]. Dans ce sens, les firmes financent de plus en plus de recherches en sciences humaines, dés lors qu’elles peuvent participer également à entretenir leurs nouvelles “bonnes” images (elles profitent alors de statut précaire de nombreux chercheurs en France [[Nous avons ainsi publié et amorcé des recherches grâce à des firmes (nos recherches majeures ont été financées par l’AP-HP, la [fondation Fyssen, la Dress et la Cnamts).]]).
Cependant, c’est encore auprès des médecins collaborant activement avec les laboratoires que ces derniers trouvent leurs principaux appuis. En effet, ces enquêtés tiennent un discours commun : « en échange, on a des bénéfices », des « avantages », voire « tout à y gagner ». Les firmes sont ainsi conçues comme des partenaires financiers jugés essentiels, voire indispensables : pour « financer l’organisation de colloques[[D’où les traditionnels remerciements en ouverture aux « partenaires industriels » « sans qui ce congrès n’existerait pas ».]] », pour « aller gratuitement dans des congrès intéressants », pour « mettre du beurre dans les épinards », même s’il s’agit de faire de « fausses études pour arrondir les fins de mois »[[Plus précisément, plusieurs enquêtés ont témoigné des largesses de l’industrie en honoraires (conférences, cours, “études”) dont ils ont bénéficié.]]. Dans le premier cas, les explications des médecins enquêtés peuvent être teintées d’un certain fatalisme (ex. « Il faut bien qu’on finance nos emprunts et les allocations divorces »), voire d’une certaine naïveté (ex. « ils veulent qu’on prescrive – enfin, c’est en toute liberté normalement que ça se fait, c’est-à-dire qu’on n’est pas obligé, tenus de prescrire », « mais on est très clairs avec eux : on leur dit que : ‘voilà c’est comme les autres congrès’ : ils sont là, mais heu on est tenu de rien quoi – si ce n’est qu’ils ne viendront pas s’ils estiment qu’il n’y a pas une retombée suffisante pour leurs activités.»).
Dans les cas de collaborations plus poussées – réalisées à titre individuel -, les arguments médicaux ne sont plus simplement ambigus : ils sont souvent empreints de mauvaise foi. Plus précisément, les enquêtés nuancent le mal (ex. « Les sponsors ça a toujours existé, partout », « Ils font des expérimentations dans le Tiers-monde, c’est horrible mais ensuite on peut vous prescrire des produits sans effets secondaires. », « Il y a pire dans la vie : le trafic d’armes par exemple ! [[ D’un point de vue extérieur, les médecins ont souvent des arguments défensifs importants. Soit la responsabilité d’abus incombe aux patients ou aux médias qui les manipulent, soit lorsqu’ils sont « pris » eux même en flagrant délit d’abus, ils trouvent des exemples d’acteurs agissant de façon encore moins « morale »…]]» ). En particulier, les médecins qui cherchent à faire “carrière” sont peu regardants sur les effets de leur collaboration avec des laboratoires. Le prestige tiré du fait de pouvoir faire des recherches et publier des articles dans des revues médicales prend le pas sur toutes les méfiances, surtout lorsqu’ils sont « à la base que des petits médecins généralistes », ou des « urgentistes de province oubliés » (ce sont d’ailleurs les praticiens les plus en manque de reconnaissance qui dénient le plus être ensuite instrumentalisés). Enfin, chez une partie importante des médecins généralistes enquêtés, tout apport financier est considéré comme un « juste retour des choses[[Comme nous l’avions déjà souligné (Vega 2007).]] », voire comme un dû . Autrement dit, le minimum est que les médecins soient payés de leur investissement lors de très longues études, voire de leur sacrifice au quotidien auprès des patients. Dans ce dernier cas, que ces rétributions viennent des laboratoires ou de l’État, cela n’a guère d’importance (ex. « C’est bien : c’est donnant-donnant, on fait des efforts, ils nous payent… »).
2. Des stratégies particulièrement visibles en médecine générale
En France, 8 consultations de médecine générale sur 10 se terminent par une ordonnance[[Rosman 2009 et 2008.]] , avec des moyennes de prescriptions de 2,9 produits par consultation en 2002 [[Amar et Pereira 2005.]]. Un détour par cette médecine permet de montrer que les firmes s’imposent d’autant plus facilement en France qu’elles s’appuient sur plusieurs strates culturelles, déjà favorables à des cumuls de produits dans les ordonnances. Autrement dit, le travail des firmes consiste surtout à entretenir auprès des prescripteurs (généralistes et spécialistes) des habitudes de soins dont la plupart n’ont pas conscience.
2.1 Des promotions facilitées par la culture du médicament en France
Plusieurs tendances culturelles, dépassant les médecins généralistes, sont nettement favorables au travail des firmes dans l’Hexagone : ces dernières se contentent simplement de les conforter. En effet, suite à une importante culture positiviste, les médecins sont persuadés des progrès constants des thérapeutiques et des effets bénéfiques des produits en général[[ La biomédecine reste fondée sur « l’illusion d’un progrès permanent » (Pignarre op.cit), tout particulièrement en France. Il s’agit d’une croyance fondamentale pour comprendre les pratiques de surprescriptions selon J-P Dupuy et S. Karensky (op.cit).]]. De plus, ils sont porteurs de visions “optimistes” des médicaments en général (notamment par comparaison aux Pays-Bas, où la consommation et les prescriptions sont les plus bas d’Europe et où il existe « un certain scepticisme » à l’égard du médicament)[[Rosman op.cit, Le Moigne op.cit, Vega 2011.]], qui ne sont pas remises en cause dans les facultés. Autrement dit, les firmes n’ont guère qu’à insister sur le caractère bénéfique de l’action médicamenteuse. En effet, les étudiants de médecine sont plutôt formés à favoriser l’observance sans réflexion critique, également du fait d’une forte valorisation des soins curatifs et de l’action (il s’agit de faire suivre les traitements, d’essayer un autre traitement en cas d’échec : de « tout faire », de « faire encore quelque chose[[Les médecins (généralistes) français ont d’ailleurs de nombreuses réticences à déléguer leurs soins à des professionnels non médicaux. En particulier, en médecine générale, les paramédicaux sont plutôt appréhendés comme de simples exécutants (Vilbrod et Douguet 2006, Lustman et Vega 2007). Au mieux, ils facilitent l’observance aux traitements et permettent de « responsabiliser le patient ». Mais le plus souvent, leurs avis sont jugés inutiles, voire déplacés – en particulier ceux des pharmaciens d’officine et de directeurs d’institutions (Vega 2011).]] »). En revanche, ils sont beaucoup moins habitués à prendre en compte les avis des acteurs non médicaux, faute de traditions de partage du pouvoir médical : d’une culture de soins partagée. Parce que les approches strictement biomédicales de la santé ou de la maladie restent dominantes, les (futurs) médecins (généralistes) sont peu portés à travailler avec d’autres professionnels de la santé et du secteur social , qui tendent plutôt à faire baisser les posologies de prescriptions ou ont un rôle de “contrôleur” des ordonnances[[ Ainsi, il existe peu d’échanges et de regroupements interprofessionnels de “ville” – en dehors de ceux associant des médecins spécialistes à des médecins généralistes -, toujours par comparaison avec des traditions belges ou néerlandaises, où ces derniers collaborent plus étroitement avec des infirmières et/ou des pharmaciens, notamment.]]. Les expériences et les savoirs des patients et/ou de leurs proches sont également plutôt mis de côté. D’une part la culture médicale tend à sous estimer les effets iatrogènes des traitements prescrits[[ Le Grand Sébille 2009, p. 51]]., en particulier les effets secondaires. D’autre part, il existe en médecine des tendances à peu considérer, voire à déconsidérer les discours des “profanes” (opposés aux connaissances “scientifiques” des professionnels), en particulier lorsqu’ils émanent de personnes appartenant a priori à des milieux socioculturels différents ou “inférieurs”[[Comme l’ont encore montré récemment les anthropologues S. Fainzang, (2006) et D. Bonnet (2009), la divulgation de l’information médicale varie selon l’origine supposée des patients : à partir de jugements concernant leurs capacités ou non à comprendre les logiques médicales et à entendre la vérité.]]. En conséquence de quoi, avant même leurs premiers stages en médecine générale, les étudiants jugent déjà sinon inutiles, au moins problématiques l’écoute ou le conseil des patients[[Vega op.cit.]]. Les firmes s’appuient sur une autre caractéristique française : le manque d’échanges entre les médecins sur leurs pratiques [[Peneff 2005, Vega op.cit.]]. En effet, ceci renforce des méconnaissances des multiples stratégies des laboratoires, et permet à ces derniers d’investiguer en toute liberté chaque médecin en particulier. De plus, le manque de coordination entre praticiens favorise des oublis de causes initiales de prescription : des produits sont maintenus dans les ordonnances faute d’échanges directs, de suivis entre prescripteurs. Des prescriptions sont cumulatives d’autant qu’on observe en France des logiques de prescriptions d’un produit par pathologies (chaque médecin prescrit dans sa spécialité[[ D’où des abus notoires chez les personnes souffrant de polypathologies (soulignés dans l’Étude Polychrome, 2009). ]] ) et par symptôme (le médicament sert à réduire rapidement tous les symptômes perçus ou redoutés par les médecins). Les firmes n’ont alors plus qu’à jouer sur le morcellement des prescriptions et à renforcer des hantises médicales (cf. infra). Elles sont grandement aidées par le fait que finalement la médecine soigne avec des médicaments et des actes dont elle ne maîtrise pas toujours les ressorts[[Urfalino op.cit.]] : les processus complexes des décisions médicales sont souvent ignorés par les praticiens eux-mêmes, y compris dans des spécialités “phares” telles que la cardiologie[[Froment 2001.]] . Plus précisément, du fait de tendances générales à occulter les pratiques de sur prescriptions, les médecins – mais aussi de nombreux chercheurs en sciences humaines et responsables d’instances de régulations sanitaires (ex. Inpes, HAS, etc.) – font plutôt porter sur les patients la responsabilité de surconsommations[[comme le souligne S. Fainzang (2007), (p. 570, Vega 2011. ) : Les usagers sont plutôt visés, et les médecins sont uniquement présentés (ou se présentent) comme contraints, obligés de prescrire : pour établir et maintenir la relation avec le patient, pour répondre à ses demandes, sous « la pression », etc.]] . En insistant sur le “colloque singulier” on tend également en France à effacer toutes les interactions ne relevant pas directement de la relation soignant-soigné, en particulier l’influence des firmes pharmaceutiques dans les pratiques quotidiennes…
2.2 La médecine générale, le maillon faible ?
Dans chaque pays, les firmes cherchent à tirer des bénéfices des cultures du médicament, mais aussi des organisations des soins. Or, en France, elles se retrouvent face à des médecins généralistes le plus souvent démunis.
• S’appuyer sur des répartitions des soins paradoxales
Pour une majorité des enquêtés généralistes, le recours au médicament est légitime et bénéfique (comme pour leurs “pairs”). On observe donc également des tendances à peu entendre les doléances de patients à l’égard de traitements prescrits (des enquêtés represcrivent des produits malgré des effets délétères rapportés par leurs patients). Cependant, le “réflexe” ordonnance-médicament est plus prononcé en médecine générale. Car d’une part les généralistes n’ont pas d’autres recours thérapeutiques : ils n’ont le plus souvent qu’une réponse médicamenteuse à proposer, le médicament est leur seul outil pour affirmer leur compétence, signifier leur capacité d’intervention[[Dupuy et Karensky, op.cit, Rosman op.cit.]].
D’autre part, ils ont des lacunes importantes en pharmacologie : ainsi la plupart des enquêtés ne connaissaient pas l’existence des “me-too” – souvent confondus avec les produits génériques – [[D’ailleurs, sur l’ensemble des colloques que nous avons suivi, seul le sénateur Autain, ancien médecin libéral et parmi les premiers médecins français à avoir travaillé en maison de groupe, a soulevé ce problème en invitant les médecins à « faire le ménage » dans les ordonnances, sans que d’autres médecins présents lors du 49ème Congrès national des centres de santé ne réagissent.]], les notions de SMR, d’ASMR, et quels sont les produits (et leurs associations) ayant des effets délétères (d’où la facilité à les convaincre de prescrire de “nouveaux” médicaments). Il est d’ailleurs bien connu dans les entreprises de consulting qui travaillent pour des laboratoires que la plupart des généralistes «sont ignares en matière de médicaments», simplement, il est clair qu’ils en sont en partie responsables.
Il s’agit d’un premier paradoxe : alors qu’ils sont censés être des “pivots” dans les soins et qu’ils sont notamment chargés du suivi des traitements par les spécialistes, les généralistes sont tout particulièrement exposés aux stratégies des firmes. Beaucoup affirment se sentir « obligés de prescrire », sans avoir la possibilité de pouvoir critiquer les promotions réalisées par ces dernières. Ainsi, lors des faces à faces avec les commerciaux, des médecins suivis font mine de suivre des exposés souvent pointus en pharmacologie. Et de leurs côtés, les commerciaux adoptent volontiers un profil modeste : ils se laissent “mettre en boîte”, quitte à se rabaisser et à s’auto-dénigrer (ex. « Ça a eu l’air intéressant ? », « Quelle ânerie j’étais en train de dire ? »). Il s’agit de donner l’illusion aux médecins qu’ils sont dans une position de force, même si personne n’est dupe. Or, il se joue bien souvent le contraire. D’après nos observations, les patients se voient ensuite proposer ou imposer des produits[[A l’exception des produits d’amaigrissement, objets d’une importante demande des patients observés.]] , sans être toujours informés d’effets négatifs de médicaments prescrits parce que les prescripteurs sont eux-mêmes particulièrement sous-informés par les firmes[[D’où également le développement de blog de patients, et le fait que des produits prescrits ne soient pas consommés.]] .
La circulation de produits coûteux, de médicaments inutiles (dont l’efficacité n’a pas été démontrée), voire toxiques (engendrant des dépendances, ayant des interactions avec d’autres produits) via les médecins généralistes est également facilitée en France par l’absence de soins coordonnés, et plus précisément par des hiérarchies de prestige existant au sein du corps médical. Ainsi, comme leurs pairs, les généralistes français font confiance aux produits, mais tout particulièrement aux produits déjà les plus prescrits par les spécialistes. Ces derniers restent la référence, faute d’enseignement de la médecine générale (ainsi plusieurs jeunes enquêtés ont déclaré ne « rien savoir » au sortir des facultés). La plupart des généralistes observés travaillent donc avant tout en s’appuyant sur les avis de spécialistes[[Hemery-Bourgeois 2002, Castel 2005, Lustman et Vega 2007.]].
Il s’agit d’un second paradoxe sur lequel les firmes “surfent”. En effet, les généralistes ont tendance à préférer des produits plus coûteux et pas forcément adaptés à la médecine de ville, mais qui sont perçus comme des formes d’assurance et de prestige. La stratégie des commerciaux consiste alors simplement à vanter des produits comme « spécialisés », ou couramment utilisés par les spécialistes (ex. « Les meilleurs spécialistes ont choisi (tel produit) »), d’autant plus qu’une partie des enquêtés n’ont pas de contacts directs avec ces derniers La promotion des leaders d’opinion prend également tout son sens : le recrutement par les firmes de médecins spécialistes de renom omettant des données défavorables aux produits vise à influencer les autres médecins[[ Par exemple, S. Dalgalarrondo (2004) montre qu’ils sont choisis parmi une minorité de spécialistes travaillant au sein de CHU dans les grandes métropoles « pour jouer le jeu », « respecter les règles du jeu » en faveur des firmes : il s’agit de ne pas faire des présentations « trop incisives » sous peine de n’être plus financé. Ceci avait déjà été souligné par D. Cohen, op .cit, p. 130 (le financement de publication ou de recherche se réalise à conditions que les auteurs ne se montrent pas trop critiques sur des produits).]]. Ainsi, leurs avis sont jugés fiables et même recommandés, en particulier par de jeunes enquêtés (qui ajoutent les produits promus à leurs listes habituelles de médicaments). Encore une fois, les firmes ne font que profiter d’un déséquilibre préexistant. Les généralistes tendent déjà à reconduire des ordonnances déjà longues, voire abusives : à partir du moment où elles émanent de confrères plus spécialisés, elles sont renouvelées de façon “mécanique” : automatiquement, sans contrôle, ni critique. Ce phénomène est accentué par des choix d’adressants motivés surtout par des critères de disponibilité. En effet, par exemple, les spécialistes « prescrivent des molécules comparables mais plus récentes (…) notamment en libéral : franchement j’ai jamais vu de spécialistes prescrire heu en générique (rires) ».
• Jouer sur des peurs
Les firmes peuvent également entretenir chez les prescripteurs des hantises tant culturelles que consécutives aux lacunes des formations médicales. Ainsi, concernant les prescriptions initiées par les médecins généralistes, on observe en France une surmédication des affections bénignes, en particulier des épidémies saisonnières (types rhumes, grippes, gastro-entérites), y compris chez les médecins travaillant en secteur salarié. Elle renvoie à des sensibilités concernant les infections respiratoires, en grande partie partagée par les patients[[Rosman op.cit, Vega 2011.]], mais aussi à des tendances observées chez tous les enquêtés à anticiper des possibles fièvres et douleurs. Les généralistes ont également investi la prise en charge de la “dépression”. Plus précisément, une majorité d’entre eux est convaincu de la nécessité de la médicamenter (cf. infra [[En conséquence, les recours aux spécialistes du « psyché » sont très minoritaires : ils s’effectuent après coup, une fois les traitements initiés (en cas d’échecs et sur des bases diagnostics aléatoires : C. Haxaire et al. 2010), même lorsque ces derniers sont disponibles et présents localement (Vega, op.cit).]]), et beaucoup associent aux traitements antidépresseurs des produits anxiolytiques, par peur du suicide.
Ces risques sont savamment rappelés dans les plaquettes ou lors des face-à-faces avec les commerciaux (ex. « Comme vous savez, chez ces patients il y a des risques de suicide », « C’est M. Untel qui m’a dit qu’il avait frôlé la catastrophe »). Lors des “amicales”, ils insistent sur cette figure particulièrement redoutée chez les médecins français : le décès de patients, car la mort ne fait pas encore partie des programmes de formation en médecine[[ En France, elle est un tabou culturel et médical, d’où des peurs et des pratiques de désinvestissement de soignants, observées également en milieu hospitalier (Vega et Soum Pouyalet 2010, Lalande et Veber 2010).]] (par exemple, en rappelant les risques encourus par les médecins en cas d’urgence cardiaque : « Vous êtes tous confrontés un jour à cela ») [[A ce sujet, des surprescriptions sont liées à des accidents de parcours malheureux que des médecins n’ont pas pu dépasser, du fait notamment du manque d’échange sur les pratiques individuelles en médecine (Vega 2011).]].
Enfin, on observe en médecine générale des médicalisations de différences culturelles et plus généralement de problèmes sociaux. Des prescriptions de psychotropes permettent de pallier, faute de mieux[[Mercier et al. 2009.]] , des détresses et des solitudes sociales[[Cohen et Karsenty 1998, Haxaire 2005, Vega, op.cit.]] (Ceci explique également des reconductions importantes de ces traitements, qui ont de nombreux effets sur la santé). Il s’agit d’un troisième paradoxe français. Alors que les médecins généralistes sont le plus souvent confrontés à des affections chroniques, bénignes ou débutantes d’une extrême diversité, fréquemment liées à leur conditions de vie (et sans supports lésionnels), la plupart des enquêtés ont d’importantes lacunes en termes de connaissance des conditions de vie des usagers – ils méconnaissent en particulier les inégalités sociales de santé[[Pennef 2005, Fassin 2009, Vega op.cit.]] – . En effet, en facultés, ils sont finalement peu confrontés précocement aux multiples dimensions socioculturelles des soins et de la santé, et ils ont généralement peu d’apports en santé publique, en soins de santé primaire et en sciences humaines. En particulier, suite à l’absence de formations aux relations soignant-soigné[[Contrairement à ce qui se fait dans les pays Anglo-saxons.]], des a priori sociaux, des peurs individuelles et/ou collectives (“communes” dans la société) sont finalement projetées sur les ordonnances, faute également d’apport en addictologie et en psychiatrie. Tout cela ouvre de véritables “boulevards” pour les firmes.
• Se substituer au médecin
Les firmes viennent finalement compenser un manque d’assurance dans le travail quotidien, qui fait suite au manque de reconnaissance en France des spécificités de cette “autre” médecine. En effet, cette dernière est jugée particulièrement “complexe”, voire la plus difficile à exercer dans l’ensemble du corps médical[[Vega 2007.]] car les généralistes doivent mobiliser des savoirs étendus importants (polyvalents). La stratégie des firmes vise alors à leur faciliter leur travail, en les déchargeant de leur principale plainte en France : la “chronophagie”. En effet, suite à l’investissement important des praticiens dans leurs consultations, «tout prend du temps, on s’en sort plus ». En particulier, la plupart des enquêtés éprouvent des difficultés à s’y retrouver dans le foisonnement des informations parfois contradictoires sur des produits et à intégrer les informations multiples sur les médicaments[[Lustman et al. 2009, Vega 2011.]]. Ce problème est renforcé par… l’arrivée constante de “nouveaux” médicaments sur le marché. Or, les praticiens estiment déjà manquer de temps pour pouvoir se rendre en formation continue et se consacrer à la lecture. Ceci explique leur faible investissement dans les FMC (formations médicales continues), leur préférence pour les informations résumées et pour les échanges oraux brefs sur leurs lieux de travail ou à proximité. C’est comme par hasard un exercice auquel les commerciaux sont tout particulièrement entraînés : lors des face-à-face avec les médecins, la plupart se présentent comme palliant ces difficultés de mémorisation (ex. « je vous présente le nouveau produit », « je ne sais pas si vous avez entendu parler de… », « au cas où vous ne vous souveniez pas de la gamme, je vais vous aider »). De même, le personnel des firmes est rompu à l’organisation de colloques et de formations « qui prennent du temps », d’où des réactions positives d’enquêtés (ex. « Sans eux, on n’arriverait pas ici à organiser quoi que ce soit ». Lorsqu’il s’agit de simples réunions, les commerciaux insistent d’ailleurs également sur le fait qu’ils se « chargent de tout organiser, y compris les contacts avec les confrères »). C’est à ces occasions que les laboratoires se présentent donc désormais comme pourvoyeurs de savoirs, en particulier en psychiatrie suite à l’ouverture de nouveaux marchés[[Tendance soulignée notamment par B. Chamak (op.cit).]]. Selon nos observations, cet exercice semble déjà très maîtrisé. En effet, il est aisé de convaincre les médecins généralistes en s’appuyant sur les leitmotive médicaux (le manque de psychiatres), en insistant sur les difficultés à prendre en charge les patients “psychotiques” – au même titre que les patients toxicomanes, ils sont déjà l’objet de peurs importantes -, et en “vendant” aux praticiens de “nouvelles” maladies (cf. infra). L’accueil des généralistes observés est positif, car la plupart d’entre eux ne savent ni prescrire les “nouveaux” médicaments, ni comment se comporter avec ces patients (ex. « Ces formations, ça permet d’avoir des informations utiles pour prendre en charge des psychiatriques »).
Les firmes viennent répondre à d’autres difficultés d’exercice de la médecine générale en France. En effet, les praticiens sont souvent confrontés à des formes de solitude au travail et à des fatigues chroniques du fait de surinvestissements professionnels[[ Vega et al. 2008, Trichard-Salembier, 2010.]]. Or, comme dans d’autres spécialités, les commerciaux sont souvent les rares personnes à écouter les prescripteurs : à se soucier de leurs besoins[[Urfalino 2005.]] et à considérer leurs plaintes (ex. « Les médecins de première ligne en prennent plein la figure à longueur de journée : ils ont besoin d’être rassurés, soutenus, et pris en considération », commerciale). Ceci explique également des positions de neutralité ou de bienveillance chez la plupart des praticiens (ex. « Les labos, ce sont ceux qui me parlent bien », urgentiste), y compris lorsqu’ils dénigrent les commerciaux. Autrement dit, les firmes veillent particulièrement à revaloriser l’image des prescripteurs pour effacer tout soupçon d’instrumentalisation. Dans ce sens, de nombreux médecins généralistes travaillent trop et trop vite, alors qu’ils sont moins nombreux par habitants que dans d’autres pays, comme aux Pays-Bas, ce qui amplifient des fatigues (et des prescriptions[[Des effets fatigues sont déjà à l’origine de surprescriptions en France comme dans d’autres pays (Rosman, op.cit). Cependant, en France, la fatigue, et plus généralement les situations d’épuisement professionnel restent peu reconnues en médecine (Vega et al. 2008, Trichard-Salembier op.cit). De plus, suite au recours quasi exclusif aux médicaments, les fatigues médicales sont amplifiées par le retour de nombreux patients qui se plaignent d’effets secondaires ou de l’absence d’effets sur leur maux (Vega 2011).]] ).
L’arrivée du commercial peut alors être vécue comme « une simple parenthèse » (ex. « Du moment que les visites sont courtes, ça nous permet même de souffler. »). Cette présence est jugée d’autant plus bénéfique que les commerciaux proposent ou donnent souvent des produits permettant aux médecins de répondre à une autre spécificité du travail : écouter des plaintes répétitives et faire face au retour de patients jugés pénibles ou fonctionnels (ex. « ça c’est pour le patients jamais contents », « un peu psy, un peu hypocondriaque, vous savez ceux qui reviennent tout le temps ») ; par exemple, des produits phytothérapiques « très à la mode en ce moment », appréciés par les enquêtés suivis (ex. « non c’est bien, pour les gens qui veulent absolument quelque chose, au lieu des gros trucs allopathiques »). Enfin, les représentants des laboratoires viennent répondre à l’attente d’autres “recettes”, consécutive à la rareté de diagnostics fiables en médecine générale[[Environ 2/3 des consultations en médecine générale ne se terminent pas par un diagnostic au sens strict, et dans la majorité des cas, ces troubles, sans étiquette diagnostique en fin de consultation n’en recevra pas davantage à l’issue de consultations ou d’examens ultérieurs, selon la Société française de médecine générale (citée par Bloy 2008, note 6, p.71).]].
En effet, on observe dans ce sens de nombreuses prescriptions « au cas où », pour valider des hypothèses, mais surtout pour rassurer les prescripteurs. Il s’agit d’un énième paradoxe : les futurs généralistes ne sont pas non plus formés au doute et à sa gestion, alors que l’incertitude est également une des spécificités de l’exercice de la médecine générale. Les produits proposés par les commerciaux aident donc les prescripteurs à passer directement des symptômes perçus ou redoutés à la prescription de médicaments qui agissent sur eux, en reportant le travail d’analyse étiologique sur “l’efficacité” des produits prescrits. Dans ce sens, les commerciaux observés proposent de plus en plus de “nouveaux” médicaments, à la fois antidépresseurs et anxiolytiques, “répondant” à une multitude d’étiologies sociales. Autrement dit, les firmes continuent à apporter au médecin généraliste une forme de compensation du travail par le raffinement de plus en plus grand des effets attendus de médicaments permettant de faire face à toutes les situations[[Dupuy et Karsenty op.cit. Plus précisément selon ces auteurs, le généraliste a alors appris progressivement à passer directement des symptômes aux médicaments qui agissent sur eux. Ce « mécanisme de substitution », lui permet en outre de gagner du temps (ce faisant, il aurait abdiqué également son propre savoir au profit de savoirs étrangers peu maîtrisés).]] .
2.3 Le ciblage des moyens, des gros et très gros prescripteurs
En médecine générale française, les firmes viennent donc pallier le décalage entre les réalités du “terrain” et les formations en faculté (toujours fondées sur la recherche de maladie organique, l’identification rapide de l’agent pathogène et l’objectivation du malade[[Laplantine 1998.]]). En conséquence, deux profils de prescripteurs, majoritaires en France, intéressent tout particulièrement les laboratoires pharmaceutiques.
• Les moyens prescripteurs : des médecins conformistes
D’après les ethnographies, ces praticiens se conforment aux normes dominantes : ils font entièrement confiance aux médicaments, à leurs “pairs” et aux instances de régulation des produits. Cette confiance prend le pas sur leurs effets négatifs, mis de côté lors des consultations[[ Les médecins suivis écoutent peu les effets secondaires rapportés par les patients (cf. infra) et oublient largement des cas (observés) où des médicaments ont provoqué chez des patients de graves accidents (ex. hospitalisations suite à des comas).]]. Pourtant, il s’agit de praticiens convaincus de “bien” travailler (d’utiliser des produits sans risque pour leurs patients et plus performants que les anciens) parce qu’ils prescrivent les médicaments « déjà les plus prescrits », suivent les recommandations de bonnes pratiques, les consensus médicaux, et tout particulièrement les avis de spécialistes, a fortiori “experts” de médicaments. Le fait que ces derniers travaillent en fait souvent pour l’industrie ne semble pas connu. Ainsi, de jeunes médecins se rendent dans les conférences médicales et sur Internet, sans envisager pouvoir être influencés (de même que leurs confrères plus âgés lorsqu’ils participent à des formations continues[[Or, une très grande partie de la formation permanente pour les médecins « est en fait réalisée à l’initiative et aux frais des compagnies pharmaceutiques » (Urfalino, op.cit, p. 93).]] ).
De plus, ces médecins ont de nombreuses pratiques de prescriptions pour se rassurer, faute d’avoir développé des compétences généralistes. En effet, ils ont intériorisé les hiérarchies de savoirs présentes dans la société : ils avaient d’emblée une vision restreinte de la médecine générale ( la “bobologie”) et ils continuent à se placer en situation d’infériorité par rapport aux savoirs (plus) spécialisés ou aux praticiens exerçant en CHU. Ces derniers sont cités en exemple dans leurs consultations (« généralement, les gastro-entérologues donnent », « y’a une gynécologue qui m’a dit qu’il y en avait qui étaient très bien », etc.). Et toutes modifications de leurs ordonnances sont jugées impossibles (ex. « cela ne se fait pas de les changer », « c’est eux qui savent a priori », « je m’en remets à eux »). Parmi eux, des médecins prennent en charge des patients atteints de polypathologies, âgés : ils sont alors conduits à renouveler des ordonnances souvent abusives[[ Etude polychrome op.cit, Vega, op.cit.]].
• Les gros prescripteurs : des médecins par défaut ?
Il s’agit d’une des caractéristiques du profil des patientèles de leurs confrères plus prescripteurs. Cependant, ces médecins ont souvent des visions encore plus positives des produits (ce sont des médecins “techniciens”[[Membrado 1993.]], spécialisés dans la “bobologie” mais aussi dans la “dépression”). En revanche, ils ont des visions plutôt négatives des patients (jugés globalement peu responsables), et moins de scrupules. Ainsi, la plupart connaissent les stratégies des firmes, mais cela ne suffit pas à changer leurs habitudes, y compris lorsqu’ils sont critiques (ex. « Il faut savoir lire entre les lignes, … bon j’ai dû me faire avoir des fois, mais ça m’intéresse ce congrès », « Les cardiologues abusent, mais le tout c’est de savoir se couvrir »). De même, ils cherchent à recruter des patientèles «malléables». En effet, ils sont caractérisés par le fait de chercher avant tout leur confort au travail : psychologique et matériel. Plus précisément, ils sont venus à la médecine pour d’autres motivations que strictement soignantes : pour maintenir ou élever leur statut social, pour avoir du temps libre en secteur salarié, voire pour « faire du chiffre » en secteur libéral. Ils ont alors des pratiques “stakhanovistes” et des usages palliatifs des médicaments prescrits dans leurs propres intérêts : pour se prémunir de tous risques, pour écourter l’écoute de plaintes et ne pas revoir de suite des patients (notamment en prescrivant des produits antibiotiques et des psychotropes), et inversement. Par exemple, la prescription des produits psychotropes permet de gagner du temps de consultation, tout en fidélisant les patients. En secteur libéral, ces médicaments permettent alors de produire de l’activité professionnelle, puis d’améliorer la productivité de l’exercice en s’assurant du retour de patients fidélisés, voire rendus dépendants[[Le Moigne, op.cit, p. 252.]].
• Les très gros prescripteurs : des distributeurs de médicaments
Leurs confrères encore plus prescripteurs ont noué des alliances avec des médecins spécialistes qui leur ressemblent, et avec des patients également “rapides” et consommateurs de produits de confort. Ces médecins dits “vénaux” par leurs confrères (qui en connaissent tous au moins un exemple dans leur entourage) ne mettent aucune limite à la venue des commerciaux dans leurs consultations, et profitent délibérément des avantages financiers du système de santé (paiement à l’acte, CAPI[[voir note 5]]). Parmi eux, certains sont passés maîtres dans l’art d’échapper à tous contrôles, le plus souvent en déménageant régulièrement sans laisser d’adresse. Autrement dit, il existe également au sein de la médecine, des figures de Janus sur lesquelles les firmes ont tout intérêt à s’appuyer. Elles se contentent alors, une fois de plus, de profiter de dysfonctionnements, en particulier concernant les modalités de recrutement des médecins en France. .
Les médecins les plus prescripteurs : des proies faciles
User des enjeux de concurrence locaux entre les médecins les plus prescripteurs fait partie de la panoplie courante des commerciaux (ex. « Vous n’avez pas encore (tel produits), mais Mr. X – vous savez celui qui a récupéré toute la clientèle de X, ça lui a porté chance »). Chez les médecins qui ont déjà de profils de “notables”, un souci de leur image locale (et moins des populations qu’ils soignent), l’usage de la flatterie semblent tout aussi adaptés (ex. « Non mais, ils sont vraiment insupportables ces visiteurs qui tannent à longueur d’année, ils vont pas nous dire ce qu’on doit prescrire quand même ! On est vraiment fliqués ! … Ils aimeraient bien m’avoir ses vautours ! Ils arrivent ici en sachant tout, par exemple que je suis un gros prescripteur de… Et puis ma file active de clients… jusqu’à 15 malades dans la demi-journée ! »). Parmi ces médecins souvent “paternalistes” ou “opportunistes”, certains sont nettement plus prescripteurs : ils travaillent beaucoup, rapidement (par exemple, un enquêté voit en moyenne 40 à 45 patients et jusqu’à 60 à 70 par jour[[D’où des possibilités de gains importants : de 4000, 5000 euros par semaine, soit environ 18 000 euros par mois.]] ), et selon une logique nettement libérale : « C’est celui qui a le résultat avec le patient qui le gagne »[[C’est plutôt l’appât du gain qui les anime (Bloy op.cit, Vega op.cit).]]. Ils ne se cachent pas de rechercher les profits « les plus lucratifs » – d’où leur collusion avec des laboratoires – et d’avoir un niveau de vie important. Parmi eux, des praticiens suscitent la demande et cherchent à duper sciemment leurs patients. En particulier, ces médecins n’ont aucun scrupule à abuser du système de soins (ils profitent des dispositifs quitte à en changer dès que l’un disparaît ou apparaît). Ils semblent être des maîtres dans l’art de cumuler des avantages financiers, en ayant des pratiques réellement malhonnêtes (des stratégies de manipulation et d’abus de confiance, de contournement de lois).
3. Une omniprésence au plus haut niveau : des responsabilités éthiques et politiques
Au regard de l’ensemble des études critiques – qui ne se contentent pas de reprendre les discours médicaux dominants -, les enjeux autour du médicament dépassent la plupart des praticiens (généralistes) : tout se joue le plus souvent sans eux, en amont de leurs prescriptions, grâce à l’implication d’une partie de médecins spécialisés, notamment.
3.1 Jouer sur les courants théoriques dominants en médecine
Des médecins trouvent des intérêts dans les rétributions des firmes : en tant que “gros” prescripteurs de tels ou tels produits, auteurs d’articles, participants ou intervenants lors de colloques (leaders d’opinions). Dans ce sens, des spécialistes en particulier deviennent également des “conseillers” des laboratoires car ces derniers leur procurent notamment une meilleure “visibilité médiatique” et une “reconnaissance institutionnelle”[[Chamak, op.cit.]]. L’impact de ces collaborations a été particulièrement étudié en matière de prescriptions de produits psychotropes : tant par les chercheurs en sciences humaines que par les firmes. En effet, ces médicaments sont partout plutôt l’objet de résistances chez les patients[[Le Moigne op.cit, Vega, op.cit.]]. Mais d’une part les médecins généralistes sont devenus les principaux prescripteurs (en dehors des neuroleptiques), d’autre part, les médecins les plus prescripteurs de ces produits sont également les plus prescripteurs d’autres médicaments en général. Outre le fait qu’ils soient devenus « plus faciles à utiliser », les firmes se sont adaptées très étroitement aux différentes “vogues” médicales : après celles de la psychothérapie, elles profitent actuellement d’un recentrage sur le biologique.
Cependant, leurs stratégies ne consistent pas seulement à s’ajuster aux “succès” ou aux “espoirs” largement médiatisés des neurosciences, de la biologie moléculaire, de la génétique, voire de la biopsychiatrie (voir encadré ci-dessous). Ainsi, les pressions exercées conjointement avec des médecins, en l’occurrence des psychiatres appartenant à des courants “biologisants” ont permis de redéfinir les classifications des pathologies. A grand renfort de publicités, ces redéfinitions ont abouti en particulier à un élargissement de la définition du trouble dépressif, du syndrome bipolaire (désormais au centre des discours de commerciaux observés), de phobies sociales, et de l’hyperactivité. Or, ces redéfinitions sont à l’origine de prescriptions qui touchent désormais des enfants et des adolescents en France (comme nous l’avons-nous même observé). De plus, parmi les médecins, des généralistes sont désormais persuadés de l’origine biologique de certaines dépressions[[Dans ce sens, D. Cohen et P. Karsenty (op.cit) avaient déjà souligné il y a plus de 20 ans, qu’à force de présenter l’anxiété comme une pathologie, la plupart des médecins généralistes finiraient par le croire.]], y compris lorsque qu’ils ne reçoivent pas de commerciaux (ils diagnostiquent et prescrivent donc également des produits psychotropes en l’absence de toutes causalités sociales). Dans ce sens, d’autres enquêtés répètent textuellement les discours des commerciaux centrés sur l’action de la sérotonine à leurs patients[[Par exemple : «Ça doit aider puisque ces produits là ont le gros intérêt d’être des… de ramener de la sérotonine au cerveau. C’est-à-dire que vous avez le cerveau qui se vide un peu de son contenu; et votre cerveau travaille avec un mauvais matériel cellulaire, ce qui fait… heu… : votre cerveau ne fonctionne pas très bien, vous voyez comme il n’est plus capable de faire la différence par rapport aux grands et petits soucis.»]]. En effet, la plupart des supports des firmes (plaquettes, articles, publicités) décrivent le cerveau comme un système régulé par des molécules, en insistant sur l’action des neurotransmetteurs, ou en jouant inversement sur image d’un cerveau bloqué par un cadenas, par exemple [[Voir à ce sujet un prochain rapport de sociologie financé par la Cnamts (N. Garnoussi)]]. Autrement dit, les firmes accompagnent et supportent un mouvement général (transnational) de rebiologisation du trouble mental. En effet, ce mouvement permet une focalisation sur les symptômes (et moins sur les causes sociales) et sur les moyens pharmacologiques pour les “combattre”[[Maturo 2009, p. 182. L’auteur (enseignant chercheur à l’université de Bologne en Italie) étudie la médicalisation de la vie quotidienne, y compris dans la sphère des émotions.]]. En France, le primat donné aux problèmes somatiques et « la tradition organique de la médecine générale » rendent également les praticiens particulièrement sensibles aux stratégies des firmes. Face à des problèmes psychosociaux, ils sont conduits à se comporter comme devant un symptôme corporel : ils ont pour objectif de “faire disparaître” le symptôme psychique, via le produit psychotrope[[Keller 2009.]] . .
La biologisation de la dépression : la mise à l’écart des étiologies sociales
L’augmentation de la consommation française de psychotropes est en rapport avec le rôle majeur de l’industrie pharmaceutique et ses liens avec une psychiatrie académique centrée sur les facteurs biologiques (Keller 2009)[[Selon cet auteur (professeur de psychopathologie clinique à l’université de Poitier), les critères de fonctionnement corporel sont appliqués au fonctionnement psychique, en termes de normalité ou d’anormalité (en dépit de la complexité du fonctionnement psychique). Il cite abondamment les travaux de P. Pignarre (op.cit) et d’E. Zarifian (op. cit), et souligne alors le manque d’études pharmacologiques indépendantes sur les médicaments antidépresseurs IRS (dit psycho stimulants).]]. Plus précisément, le recours aux produits psychotropes a été favorisé par la perte du prestige de la psychanalyse, dès la fin des années 70. Parallèlement, la réforme du concours de l’internat en 1982 a supprimé l’internat spécialisé en psychiatrie : la culture des psychiatres est devenue plus médicale, avec une nette tendance à la rebiologisation du trouble mental. Cette tendance, particulièrement développée dans les pays anglo-saxons, s’est diffusée nettement dans la psychiatrie universitaire française[[C’est essentiellement chez les psychiatres du service public non universitaire qu’un pluralisme des approches reste la règle (Zarifian, op.cit).]], puis indirectement dans d’autres spécialités comme la médecine générale. Cette tendance a été ensuite confortée par le développement de la “biologie de l’humeur”[[Toujours développée par les firmes. Par exemple, des commerciaux observés mettent en avant la notion “d’humeur dépressive” pour vanter le psychotrope Stresam© (étifoxine).]] et des neurosciences : c’est l’émergence d’une “biologie de l’esprit” qui associe « les fonctions mentales les plus élevées au fonctionnement de circuits de cellules nerveuses ». Même si aucune anomalie biologique ne constitue un marqueur de la dépression[[Des années 80 à nos jours, la tentative de relier un marqueur biologique à une entité clinique est un échec (Ehrenberg op.cit, p. 208).]], la recherche biochimique montre que les médicaments psychotropes stimulent à des degrés divers la transmission d’information dans les neurones. Ceci marque des générations de prescripteurs, d’autant que les produits sont présentés comme ayant des effets sur une large gamme de symptômes : ils ne rendent plus nécessaire un diagnostic fondé sur l’étiologie (Ehrenberg, op.cit, p. 223). Depuis, la définition psychiatrique revisitée du trouble dépressif (DSM) permet de classer la tristesse comme maladie. On observe une séparation entre le symptôme et le contexte qui l’a produit (entraînant une perte de vue des causes possibles). Ainsi, ce dernier tend à disparaitre dans les médias aux Etats-Unis (malgré l’évidence des liens entre statuts ou conditions socio-économiques et santé, stress et dépression), qui affirment de façon sournoise que certains types de mal-être légers sont plutôt l’effet d’un déséquilibre biologique situé dans le cerveau (Maturo 2009, p. 181). Autrement dit, comme dans d’autres domaines, on assiste à une conception de la maladie comme fait individuel, caractérisé par la prééminence des facteurs biologiques[[Les prescriptions de Ritaline®, considérées comme une véritable épidémie outre-Atlantique, reflètent cette tendance à imputer des troubles les plus divers à des facteurs biologiques.]] . En conséquence, le meilleur remède est le médicament (l’effet supposé des molécules chez les enquêtés de cette étude), et non l’amélioration des conditions matérielles de vie. Toutes les autres études recensées vont dans le même sens. Ainsi, au regard de celles présentées par D. Cohen, op.cit[[Item “promotion” (montrant les tendances à faire des déclarations trompeuses ou erronées et à envoyer aux médecins des messages implicites pour les influencer).]], les publicités des firmes nient ou déforment de manière systématique les contextes économiques et sociaux, décontextualisant en particulier le trouble mental (l’anxiété) et le patient (psychiatrique), comme le souligne également B. Zilbergeld (1983). Les publicités ont alors tendance à individualiser le trouble mental et son traitement (confortant des tendances déjà présentes en médecine et en psychiatrie), sans attention aux réalités sociales, qui sont par ailleurs peu enseignées en formation médicale.
3.2 Entretenir des conflits d’intérêts
Les représentants des firmes et de courants médicaux agissent donc conjointement en amont des prescriptions, via la production de nouvelles classifications des maladies, mais aussi via d’autres corollaires : la participation de praticiens à des essais cliniques, puis à des publications et à des conférences orientées. A ce sujet, dans toutes les spécialités médicales prometteuses[[Où les traitements (et les étiologies des pathologies) restent incertains, aléatoires, expérimentaux, ou coûteux (telles la cancérologie, la neurologie, la gérontologie, l’immunologie et la médecine générale), d’autant que les espoirs et les croyances médicales semblent y être plus affirmées.]], les firmes ont tout intérêt à recruter des médecins de renom parmi les élites médicales. En effet, ils peuvent aider les firmes à développer, voire à créer un marché : « Implanter des essais, c’est aussi un moyen de rentrer dans les services autrement qu’avec nos gros sabots. Les visiteurs médicaux ne sont pas tout. Avoir ses cahiers d’observation partout dans le service, diffuser un grand nombre d’information sur le produit, c’est bon pour nous et la molécule. Bref on occupe le terrain et c’est mieux que d’y voir les concurrents » (représentant des firmes[[Cité par le sociologue Dalgalrrondo, op.cit, p : 145. L’auteur, qui a investigué le domaine du sida, cite des travaux réalisés dans d’autres domaines (par exemple ceux de N. Oudshoorn 1994) et trois ouvrages de I. Löwy qui décrivent les essais comme outils indispensables à la création d’un marché.]]). Dans tous les cas, « l’investigateur, en acceptant de jouer le rôle de héraut académique apporte sa respectabilité scientifique et neutralise en partie la dimension commerciale de l’essai ». Autrement dit, des cliniciens choisis pour faire des essais sont sollicités pour leur importante file active, leur rayonnement local, leur position institutionnelle et non pas pour leur aptitude à faire de la recherche (dans ce sens, les performances oratoires des cliniciens sont également recherchées). Car la science thérapeutique « avance aussi et surtout au rythme des divulgations partielles de résultats lors des nombreuses conférences internationales »[[Idem : p. 146, note 13 du chapitre 3, p.186.]]. Cependant, partout, l’intérêt de faire travailler ces médecins se situe encore à d’autres niveaux. Ainsi, en France, ils ont une notoriété dans les lieux de pouvoir tels que l’Afssaps ou les groupes de travail de la HAS chargés de l’élaboration des recommandations nationales. Ceci renvoie à des critiques de médecins enquêtés (ex. « mêmes les recommandations ne sont pas nettes »)[ndlr : Pour en savoir plus voir les [recours du Formindep contre les recommandations de la HAS ]]. Plus précisément, des suspicions à l’égard de manipulations économiques[Soulignées par exemple dans Singuliers généralistes, 2008, p. 271.]], mais aussi de logiques d’économie dans le secteur de la santé expliquent également des choix de continuer à prescrire certains produits ou de faire plus d’examens que recommandés[[ Ces tendances déjà soulignées dans notre précédente étude (Vega 2007), comprenant des médecins de toutes spécialités montraient des préférences pour l’examen ou le produit le plus cher, jugé plus efficace (à noter qu’il s’agit encore d’une tendance plutôt prêtée aux usagers).]]. De plus, ce sont également ces “experts” du médicament que les sociétés savantes de médecins généralistes recrutent lorsqu’elles se voient confier des études par les responsables sanitaires. Or, même si tous les travaux soulignent que leurs jugements sont loin d’être neutres[[Lire en particulier les études de B. Chamak op.cit, et de R. Moynihan 2008.]], les autorités de santé continuent à avoir à leur égard des discours inattendus, comme le souligne certains médecins enquêtés : « la plupart de ces experts – et en particulier en France, mais dans le monde entier -, sont effectivement experts pour ce médicament là, donc ils sont démarchés par l’industrie pharmaceutique : ils travaillent pour l’industrie pharmaceutique, au point que le discours classique qui est tenu, c’est de dire : ‘bah les liens avec l’industrie pharmaceutique sont un gage d’expertise’ – c’est que disent les autorités de santé, là y’a eu le film [les Médicamenteurs qui est sorti ». Ce type d’argumentaire renvoie à une problématique désormais d’actualité, et en effet particulièrement bien décrite dans le documentaire de S. Horel et al. (2008) : l’existence de collusions d’intérêts au plus haut niveau, peu contrôlés par la communauté médicale (en particulier par le Conseil de l’Ordre). D’ailleurs, ce sujet n’a jamais été abordé par les intervenants des congrès médicaux suivis. Néanmoins, interpellés directement à ce sujet par des participants, ils ont semblé plutôt embarrassés. En effet, les critiques sur les conflits d’intérêt s’étaient déjà accélérées suite à la gestion de la dernière campagne sur la grippe A. Depuis, des associations de professionnels de la santé indépendants (comme le Formindep) ont participé à dénoncer leur existence y compris chez des médecins travaillant au sein d’organismes tels que l’HAS, l’Afssaps et la sécurité sociale. Les abus de prescriptions médicamenteuses renvoient donc partout au problème central du financement par les firmes de “leaders d’opinions” et de chercheurs “experts,” plutôt des médecins spécialistes, ayant des conflits d’intérêts et présents dans les principaux organes de décisions de mise sur le marché. Mais des études restent encore à mener, comme le souligne le sociologue F. Védelago. En effet, si « le lobbying des industries pharmaceutiques auprès des instances de régulation est bien connu », il y a en France un besoin de nouvelles recherches toujours plus indépendantes, qu’il s’agisse d’études qualitatives auprès de médecins généralistes, ou d’études «plutôt de type descriptif, présentant le tissu d’organisations professionnelles diverses situées entre l’industrie du médicament, les institutions de l’État et de l’Union Européenne » (2009, p.3).
3.3 Surfer sur la perméabilité de chaque système de santé
En France comme à l’international, les pouvoirs publics eux-mêmes gèrent maladroitement, renâclent ou éprouvent des difficultés à remettre en cause ces situations. En effet, un travail de coopération s’est progressivement institué entre les firmes et les milieux scientifiques, le politique et l’expert. Il s’agit d’un euphémisme selon d’autres auteurs pour qui il existe des collusions d’intérêt établis depuis longue date entre les secteurs scientifique, industriel et financier (ce serait alors toute une chaîne de relations de clientèle qui expliquerait des statu quo, voire des formes de déresponsabilisations collectives). Ces collusions ont été étudiées par des sociologues comme J.P Dupuy et S. Karsenty depuis plus de 20 ans, et elles sont dénoncées par des auteurs ayant travaillé pour les firmes, comme P. Pignarre (en particulier la passivité des autorités publiques face à des dossiers fournis par les industriels). Elles sont particulièrement bien décrites par d’autres chercheurs comme S. Dalgalarrondo dans le domaine du sida, même si l’auteur dit ne pas prendre position dans le débat (2004). Enfin, elles sont déniées par des auteurs plus libéraux comme P. Urfalino (2005). Mais son ouvrage reste par comparaison assez peu référencé[[Il prend la forme d’un long entretien avec l’auteur, directeur d’étude à l’EHESS-Paris]]. , et il fait partie de ces chercheurs qui estiment que « le médicament contemporain est efficace, il sauve ou permet la rémission, il évite des interventions beaucoup plus agressives» (p. 44). Reste que tous reconnaissent comme problématiques au moins trois habitudes développées par les laboratoires : celles “d’arroser” le milieu médical (selon le même auteur, p. 25), c’est-à-dire le soutien financier direct ou indirect de presque toutes les formes d’activité scientifiques et professionnelles en médecine (et en psychiatrie)[[ Wortis et al, 1992, cité par Cohen op.cit, p. 126.]]; le financement d’essais cliniques par des firmes dés lors qu’elles commercialisent ensuite elles-mêmes leurs molécules ; et la pénétration par les laboratoires des agences gouvernementales. Certains proposent de redonner aux agences gouvernementales les moyens de vérifier les résultats produits par les firmes, de réaliser des essais cliniques qui ne concernent pas seulement les molécules avec brevet[[Chamak, op.cit, p. 278.]], voire de mettre en concurrence des firmes. Or, ce sont souvent des entreprises d’envergure internationale en capacité de passer régulièrement des accords entre elles en cas de besoin[[Les abus générés par la logique de profit sont importants en France suite à la concentration du secteur pharmaceutique et du fait d’actionnaires ayant des exigences fortes de profits à court terme selon P. Urfalino (op.cit).]].
Quoi qu’il en soit, les solutions généralement proposées, visant à augmenter les moyens financiers des agences du médicament, de la recherche publique, ou les rémunérations des médecins nous semblent insuffisantes. En effet, le problème central restera celui de l’indépendance de la médecine. Tant que l’ensemble des liens et des conflits d’intérêts unissant des médecins chercheurs ou “experts” à des laboratoires ne seront pas mieux contrôlés et rendus visibles dans la société, le système de santé restera à la merci d’intérêts commerciaux et de logiques de carrière personnelle à court ou à moyen terme. Dans ce sens, des auteurs comme D. Cohen recommandent l’imposition de réglementations aux compagnies, compte tenu de leur petit nombre au regard de celui des praticiens. D’autres auteurs comme P. Pignarre militent pour faire davantage intervenir les organismes payeurs et les patients. En effet, ces situations seraient finalement surtout le reflet d’intérêts et de rapports de force peu régulés. Ainsi, en France, les stratégies commerciales des firmes s’imposent d’autant plus facilement que le système de santé leur laisse encore la voie libre : par manque de contrôle des industriels par les instances de régulation nationale.
A cet égard, le dernier rapport de la Cour des comptes est très clair. A partir d’une analyse globale de l’évolution des prix et des volumes, ainsi que des mécanismes de décision, tant d’admission au remboursement que de fixation des prix du médicament, il pointe surtout en France : l’absence d’évaluation médico-économique, comme il en existe par exemple au Royaume-Uni, qui permettrait de moduler les prix et les prescriptions en fonction de l’utilité thérapeutique des produits; le fait que les prix soient négociés avec les industriels dans des conditions peu transparentes; la part trop faible des génériques : la promotion efficace par ces derniers de leurs produits les plus chers et des “contre-génériques”; et la grande liberté laissée aux médicaments prescrits à l’hôpital … Retour à la case départ.
Conclusion : les petits prescripteurs, une lueur d’espoir ?
Pour résumer, de nombreux travaux ont démontré les liens entre le nombre de prescriptions de médicaments et le nombre de représentants de laboratoires reçus par semaine. Cependant, ne pas recevoir ces derniers ne préserve pas la majorité des médecins de leur influence, d’où l’insuffisance des nouvelles propositions de l’Inspection générale des affaires sociales visant à supprimer les visiteurs médicaux[[dans le cadre des rapports rédigés en 2011 suite au scandale du Mediator]]. En effet, les stratégies commerciales des firmes sont multiples.
Premièrement, les firmes sont présentes auprès des étudiants de médecine dès la faculté, où ils sont peu portés à développer leur regard critique. En aidant précocement les futurs médecins, la présence des commerciaux devient ensuite “naturelle”, tacite. La stratégie gagnante des firmes est en effet de rester au plus près des praticiens : de continuer à donner une image positive d’elles-mêmes en leur facilitant le travail ou en répondant à des ambitions personnelles tout au long de leur professionnalisation. Les laboratoires s’invitent alors non seulement dans les consultations médicales, mais aussi dans la plupart des réunions professionnelles (en se chargeant de l’organisation de colloques, de “formations”, ou simplement du financement des “pots” lors de réunions locales). Ce faisant, d’une part ils induisent des habitudes (de prescription, de demande d’échantillons et de restauration gratuits). D’autre part, ils restent les acteurs les mieux placés pour pouvoir connaitre et anticiper les besoins des prescripteurs, qui se laissent par ailleurs régulièrement investiguer par des études marketing. En effet, les laboratoires viennent également combler des besoins financiers et des désirs de “faire carrière”, importants en médecine. Or, dans tous les cas, l’organisation de conférences, la publication d’articles via des médecins spécialistes de renom (“leaders d’opinions”) visent surtout à sous-informer une majorité de prescripteurs. En effet, il s’agit alors pour les firmes de taire tout ce qui peut nuire à l’image de leurs produits.
Les laboratoires s’assurent de ces omissions en finançant directement la plupart des journaux médicaux[[D’où par exemple la quasi absence de réactions et de positionnements critiques dans la plupart des revues médicales en France suite à la récente affaire du « Mediator ©». Cette mainmise avait déjà été critiquée notamment par D. Cohen et McCubbin (1990).]] et des “recherches” qui visent souvent à promouvoir de fausses nouvelles molécules. Mais la force des firmes n’est pas seulement de parvenir de contrôler et à divulguer uniquement des informations favorables à leurs produits : elles parviennent à entretenir chez toute une partie des acteurs (médecins, usagers, décideurs politiques, chercheurs) des illusions concernant la toute-puissance de la biomédecine, en dépit d’une panne de l’innovation pharmacologique. Pour ce faire, leurs stratégies marketing jouent habilement sur l’ensemble des strates culturelles de chaque pays cible : sur des cultures du médicament, sur l’organisation des soins et sur l’ensemble des lacunes de chaque système de santé.
Ainsi, en France, les laboratoires se contentent surtout de conforter des pratiques culturelles dominantes (dont les formations médicales sont le reflet), déjà favorables à des surprescriptions. En effet, des traditions positivistes vont de pair avec des croyances relatives à la puissance et à l’efficacité des “nouveaux” produits mis sur le marché : on observe une survalorisation des effets bénéfiques des médicaments participant à la sous-estimation des effets iatrogènes des produits prescrits. Des sensibilités à certains risques (les infections respiratoires), des hantises culturelles (la mort) et des habitudes de travail (le manque d’échanges sur les pratiques, la répartition hiérarchisée des soins et l’absence de réelle coordination dans les soins) facilitent également grandement le travail des laboratoires. Sur tous ces sujets, les médecins généralistes sont des “proies” faciles. En effet, ils pratiquent avant tout avec le médicament, faute d’autres alternatives thérapeutiques valorisées. Or, d’une part leurs savoirs pharmacologiques restent généralement faibles (les firmes deviennent la “mémoire” des prescripteurs). D’autre part, ils accordent surtout leur confiance aux savoirs des médecins spécialistes, y compris lorsque ces derniers collaborent étroitement avec les firmes. Les firmes tirent alors profits de l’absence de références généralistes (et plus précisément des hiérarchies de prestige entre médecins pour asseoir la légitimité de leurs produits) et d’une culture de la reproduction en médecine. Ainsi, la plupart des enquêtés reproduisent simplement des habitudes acquises à l’hôpital puis lors de remplacements d’aînés : en termes de collaboration avec les firmes, et aussi de confiance quasi-totale accordée aux études quantitatives et aux “experts” du médicament. Enfin, les firmes rassurent les prescripteurs en proposant et distribuant des médicaments facilitant le travail de diagnostic, et elles écoutent les écoutants souvent en manque de reconnaissance (elles s’ajustent alors intimement aux orientations dans les soins de chaque prescripteur).
Ces médecins censés être des “pivots” restent donc avant tout formés par les médecins spécialistes et par les firmes pharmaceutiques, ce qui remet en cause la pertinence du “colloque singulier”. Ce concept, qui reflète plutôt une forte revendication d’autonomie dans le travail chez la plupart des médecins en France, est également battu en brèche par les études qui montrent que le “VM” est l’arbre qui cache la forêt. En effet, les firmes semblent plutôt renforcer leurs emprises en diversifiant leurs services et leurs cibles : outre l’ “éducation” de médecins, elles font également la publicité auprès des usagers, développent des “actions de soutien” d’associations de patients, et financent de recherches en sciences humaines. Les grandes firmes sont également omniprésentes dans l’ensemble des rouages décisionnels du système de santé. Pour ce faire, elles s’appuient sur des élites médicales et sur une quasi absence de régulation du médicament : depuis sa fabrication, en passant par son prix et sa mise sur le marché, jusqu’à sa promotion[[A cet égard, une étude approfondie sur le vaccin Gardasil© serait à réaliser. De même, les critères de sélection des médicaments par les médecins et par les pharmaciens hospitaliers restent à faire. En effet, d’après des consultants travaillant pour les firmes, le prix des produits ne semble pas être un critère de choix majeur.]] ).
Dans ces conditions, il s’agirait au minimum de mieux contrôler, voire d’interdire les contacts des étudiants en médecine avec les firmes (comme cela commence à se faire aux Etats-Unis), tout en rendant publiques les collusions de médecins plus aguerris avec ces dernières (l’omniprésence des firmes à tous les niveaux du système de soins reste, de notre point de vue, la principale limite pour faire baisser les niveaux de prescriptions, voire de consommation des médicaments en France). Cependant, une réforme sur le recrutement des médecins serait également à envisager. En effet, les premières ethnographies de consultations en médecine générale[[Vega 2011.]] tendent à montrer que les praticiens les plus portés à prescrire – les principales cibles des firmes – avaient déjà une faible motivation soignante en entrant en faculté : ils n’ont pas voulu exercer ce métier, ne l’ont pas choisi, ou l’ont choisi pour d’autres raisons que celles de la santé des populations (faire carrière, s’élever socialement, être reconnu, avoir un confort dans l’exercice, faire du chiffre). Et inversement. Dans ce sens, des enquêtes portant sur les médecins peu prescripteurs de médicaments, minoritaires en France, seraient également à poursuivre. Car leurs fortes motivations soignantes en entrant en faculté les ont conduit à s’intéresser et à se confronter aux problèmes des populations soignées : à se “resocialiser” auprès de patients variés avant de s’installer (ils ont multiplié les expériences après la faculté, en travaillant par exemple en planning familial, prisons, PMI, en médecine scolaire, de la marine, en soins palliatifs, aux urgences, dans des contextes de grand pauvreté, etc.). Ils ont alors développé des méfiances à l’égard du “réflexe” ordonnance-médicament, la majorité se sont reformés, et tous ont développé des compétences généralistes. Ils sont alors parvenus à pallier les problèmes d’assurance au travail et se sont nettement démarqués des stratégies des firmes pharmaceutiques (ils ne sont ni floués, ni partie prenante). Mieux : même lorsqu’ils reçoivent des commerciaux et même lorsqu’ils sont amenés à soigner des populations âgées, aisées (consommatrices de soins), leurs niveaux de prescription restent moins élevés que les moyennes nationales[[Ils prescrivent en moyenne de 2 à 4 produits au maximum, ils ont des ordonnances simplifiées, certains dé prescrivent des médicaments, et pratiquement tous sont abonnés à la revue Prescrire.]].
Autrement dit, leur socialisation primaire (les valeurs transmises par leurs traditions familiales) semble l’emporter sur les normes transmises en facultés, notamment. Reste que ces médecins, qui sont ne pas généralement issus de familles de médecins, restent très mal lotis dans l’Hexagone, en particulier lorsqu’ils exercent en secteur libéral. Où est l’erreur ? Si l’on s’en tient à ces résultats partiels, il s’agirait donc de développer de toute urgence des enseignements et des formations médicales : à la pharmacologie, à l’esprit critique (à la gestion du doute, en soulignant les limites de la médecine) et à des réalités socioculturelles différentes, y compris en venant faire témoigner dans les facultés ces médecins “petits” prescripteurs de médicament. Cependant, tant qu’on ne validera pas un processus de sélection des futurs médecins permettant de choisir des médecins “ouverts” ou déjà motivés par une démarche humaniste, altruiste, de santé publique, etc., ceci restera insuffisant.
***
En matière de surprescriptions il serait temps, en tout cas, de cesser de parler uniquement des “pressions” des patients sur l’ordonnance. Si “pressions” il y a, elles proviennent plutôt des stratégies commerciales de firmes pharmaceutiques qui touchent la plupart des médecins généralistes en France, le plus souvent par des “biais inconscients”[[Soulignés par J. Dana et G. Loewenstein G. (2003).]]. Nous espérons que cet article pourra permettre d’illustrer le fait que les firmes, malgré l’image qu’elles se donnent, sont le plus souvent de faux vrais partenaires de travail, ne serait-ce que parce qu’elles pratiquent couramment la désinformation. En effet, la divulgation d’informations non scientifiques peut avoir des conséquences redoutables : sur la santé des populations (comme en témoignent plusieurs « affaires » désormais au cœur de l’actualité) ; en termes de coûts financiers pour le système de la sécurité sociale (et également pour les firmes) et d’insatisfactions générales. Car in fine, le médicament est souvent mal adapté à la solution de tous les problèmes qu’on voudrait lui faire résoudre, en particulier en médecine générale[[D’après D. Cohen et P. Karsenty, op.cit.]]. S’intéresser aux stratégies des firmes reviendrait enfin à reconnaître que partout, les décisions médicales sont en lien avec de nombreux facteurs (culturels, économiques), avec le système thérapeutique, l’organisation sanitaire de chaque pays et les individus qui les composent. A ce sujet, comme les patients, les médecins sont des acteurs “profanes” : ils évoluent au sein de cultures et sont issus de milieux sociaux – souvent “aisés” – qui ont des impacts sur leurs façons de (se) soigner[[Par exemple, les médecins étant issus essentiellement de classes bourgeoises, ils peuvent avoir malgré eux des pratiques caritatives, paternalistes, voire condescendantes à l’égard d’autre professionnels de la santé, comme de patients.]]. Autrement dit, il semble vain, voire dangereux de nier le fait que leurs pratiques de prescription puissent échapper à ces processus universaux, à mieux connaître[[ On peut lire à ce sujet l’ouvrage de S. Fainzang, paru en 2001.]].
Annexe 1
METHODE
C’est dans le cadre d’une bourse d’étude post-doctorale du CNRS-CNAMTS de deux années (2009-2011), que nous avons tenté de mieux comprendre les faits suivants : parmi les pays européens, la France se distingue par des consommations et des prescriptions élevées de médicaments, dont l’efficacité n’a pas été démontrée. En particulier, 8 consultations de médecine générale sur 10 se terminent par une ordonnance (Rosman 2009 et 2008), avec des moyennes de prescriptions de 2,9 produits par consultation en 2002 (Amar et Pereira 2005).
Afin de mieux appréhender “l’exception française”, nous avons alors recensé les travaux portant sur quatre axes : décisions et jugements médicaux, médicaments, laboratoires pharmaceutiques, médecine générale. Après cette revue de la littérature internationale, nous avons renouvelé des entretiens et/ou des observations du travail d’une trentaine de médecins généralistes aux profils variés (en complément de précédents corpus recueillis depuis 2003 et déjà importants : Vega 2007, Vega et al. 2008, Lustman et Vega 2007 ). Dans le cadre d’une anthropologie critique des pratiques de soins, cette étude s’est fondée sur une analyse de la littérature internationale et sur une double approche méthodologique qualitative, adaptée à la compréhension de discours et de pratiques complexes[[Paille P, Mucchielli A. L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales. Paris : Ed. Armand Colin ; 2005.]].
Une dizaine de médecins généralistes ont été contactés via des réseaux d’interconnaissance en vue d’observations de type anthropologique. Ceci a permis d’analyser les pratiques effectives de soignants a priori peu partants pour être observés. Ils ont été suivis dans leurs consultations et/ou leurs visites à domicile de 3 jours à plus d’une semaine, sans intervenir dans leurs soins (ils ont pu commenter librement leurs pratiques). Car l’observation visait également à avoir une approche “globale” du travail : dans la durée, et sans découper de champ préalablement. Ces praticiens, tous observés de septembre à novembre, ont des profils de patientèle commune : elle appartient plutôt à des classes sociales moyennes et défavorisées. En effet, cette étude avait une visée comparative, selon une approche sociologique.
Dans ce sens, une vingtaine d’entretiens semi-dirigés ont été également réalisés en parallèle. Le choix de l’ensemble des informateurs s’est effectué en complément de nos précédents corpus[[Lustman M, Vega. A. Les logiques des réseaux informels en médecine générale : la nécessaire personnalisation des métiers du soin ? Rev Sociologie Santé. 2007;27(3) : 193-211.]] [[Une quarantaine d’entretiens avec des médecins généralistes exerçant sur toute la France avaient déjà été réalisés dans le cadre de 2 études pour la DRESS (en ligne), ainsi que 10 monographies de cabinets de médecine (en région PACA d’octobre 2002 à avril 2004. Soit 619 consultations et 148 visites à domicile observées).]]. Ces derniers sont d’âge, de genre, de lieux et de secteurs d’exercice variés, avec comme objectif secondaire de croiser le travail de médecins généralistes libéraux et salariés. Les entretiens comme les consultations ont été enregistrés et intégralement retranscrits. Ce dispositif – qu’un seul enquêté a refusé de suivre – a permis de pallier les erreurs dans l’interprétation des données. A cet effet, les analyses se sont également appuyées sur les relevés d’activité d’enquêtés et sur le concours de plusieurs médecins généralistes, dont certains sont devenus des informateurs privilégiés[[Olivier De Sardan JP. La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie. Rev Enquête. 1995 ; 1 : 71-109.]]. Dans tous les cas, l’ensemble des dispositifs utilisés en sciences humaines ont été respectés : demande de consentement des enquêtés (et/ou de leurs directions) comme de leurs patients, anonymisation des données, arrêt de l’enregistrement ou de l’observation. Simplement, nous n’avons pas mentionné être financé par la Cnamts pour éviter de susciter des méfiances inutiles. Télécharger le rapport final Cuisine et dépendance : les usages socioculturels du médicament chez les médecins généralistes français – NB : Ce rapport, sur lequel se fonde l’article publié, n’est qu’un document de travail : il sera l’objet d’une publication plus ramassée, et plus précise (s’appuyant sur d’autres rapports intermédiaires ). L’auteure est en attente des réactions des lecteurs (pour la contacter cliquer sur son nom en haut de l’article).
Annexe2
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