Jeudi 31 mai 2012

[http://www.ema.europa.eu/ema/index.jsp?curl=pages/news_and_events/news/2012/05/news_detail_001521.jsp&mid=WC0b01ac058004d5c1]], l’Agence Européenne des Médicaments a mis en ligne un [nouveau site afin de rendre publics les décomptes d’effets indésirables de 650 médicaments, issus de la base européenne officielle de pharmacovigilance Eudravigilance. En dépit de lacunes importantes, ce site démontre encore une fois l’intérêt de la transparence. Car il donne –bien que ce ne fût sans doute pas son objectif – un aperçu alarmant de la pharmacovigilance européenne.

L’Agence Européenne du Médicament égare-t-elle ses morts ?

Les données d’Eudravigilance semblent incohérentes au regard des données, publiques de longue date, d’autres bases de pharmacovigilance : la base AERS de la FDA, l’autorité américaine, et la base de son homologue britannique la MHRA. Tout indique que l’Agence Européenne du Médicament manque ou égare les rapports par milliers, et les décès par centaines. Champix° (varénicline) est un médicament du laboratoire Pfizer autorisé dans l’aide au sevrage tabagique, actuellement sur le marché. Sa notice indique qu’il peut provoquer divers troubles psychiatriques sévères, dont accès de violences et suicides. Eudravigilance dénombre 4 825 rapports concernant le Champix° pour tout l’espace européen. L’agence britannique MHRA a pourtant relevé, à elle seule, plus de 7 500 incidents. Du côté des données extra-européennes, la situation est plus dramatique encore. Alors que la FDA recensait, dès septembre 2010, 9 575 effets indésirables graves sur son territoire [ [Moore TJ, Furberg CD, Glenmullen J, Maltsberger JT, Singh S (2011) Suicidal Behavior and Depression in Smoking Cessation Treatments. PLoS ONE 6(11): e27016. doi:10.1371/journal.pone.0027016 ]], seuls 2 294 figurent côté européen, bien que leur signalement soit une obligation réglementaire du laboratoire Pfizer. Près de 7 300 accidents graves ont disparu. Le nombre de “suicides réussis” pour le monde entier est de 85 dans la base européenne, quand la FDA en déclarait 272 il y a déjà 18 mois. Rien que pour les USA et la Grande Bretagne, il manque 230 morts dans la base Eudravigilance. Comment l’EMA a-t-elle pu ignorer cette sous-notification massive ? Une sous-notification d’autant plus flagrante que le nombre de familles de suicidés américains sous Champix° intentant un procès au laboratoire Pfizer dépasse largement le total mondial des victimes selon Eudravigilance ! En juillet 2010, la FDA avait dû rappeler à l’ordre plusieurs firmes dont Pfizer, qui avaient mêlé à des rapports de pharmacovigilance de routine des effets indésirables graves qui auraient dû être signalés par un autre canal pour être comptabilisés dans la base AERS de la FDA. La rectification avait alors soudainement multiplié par 3 le nombre de suicides dans la base américaine. L’histoire se répète-t-elle ? Dans l’affirmative, comment l’EMA a-t-elle pu laisser perdurer cette situation deux années de plus ?

Pour les morts vivants, cochez la case B

Outre le nombre des rapports, leur qualité semble également source d’inquiétude. Le codage des événements indésirables, c’est-à-dire son affectation à une ou l’autre description de la liste normalisée MedDRA est une étape très sensible du processus de déclaration d’un accident. Selon sa classification, un effet indésirable peut passer plus ou moins inaperçu, une première manifestation de sclérose en plaque être classée parmi des fourmillements bénins par exemple. En effet, la nomenclature laisse place à la créativité; tout à la fois très, voire trop détaillée, ce qui risque de fragmenter les signaux d’alerte, elle prévoit à l’opposé sous la rubrique «troubles généraux et réaction au site d’administration» la catégorie « Mort »… Mort de quoi ? Pradaxa° (dabigatran) est un anticoagulant qui comme tous peut provoquer des hémorragies; au 6 novembre 2011 l’EMA évoquait 256 décès par hémorragies notifiés dans Eudravigilance. Le nombre d’hémorragies sur ce site apparaît faible, éparpillé entre de nombreuses sous-catégories. En revanche, 298 personnes ont été atteintes de «mort» sous Pradaxa°, sans plus de précision. Pour l’une des victimes, les médecins n’ont pas su déterminer si l’issue de la «mort» avait été fatale ou non. Surréaliste. La nouvelle législation sur la pharmacovigilance européenne adoptée fin 2010 a paradoxalement affaibli le système de ce point de vue. Le Collectif Europe et Médicament avait lancé l’alerte: désormais, les laboratoires peuvent coder eux-mêmes les événements indésirables dans la base Eudravigilance, au risque que les rapports cliniques soient dénaturés et ininterprétables. Il y a urgence. Aucune évaluation sérieuse du rapport bénéfice/risque des médicaments ne peut être menée sans des données de pharmacovigilance fiables. Circonstance aggravante, dans la nouvelle règlementation, l’EMA ne dispose plus d’un budget sanctuarisé pour ses activités de pharmacovigilance et doit désormais s’en remettre, pour cette mission comme pour les autres, au financement des firmes pharmaceutiques. A l’heure où Eudravigilance devient le socle de la pharmacovigilance européenne, où l’EMA acquiert de nouvelles responsabilités dans ce domaine, la question de la qualité et de l’intégrité des données exige une réponse urgente car il en va de la sécurité de centaines de millions de patients, en Europe et au-delà. |

Eudravigilance, le trou noir

En privé, une officielle de l’agence suédoise du médicament qualifiait Eudravigilance de “trou noir“. Personne ne semble y retrouver ses données. Devant l’évidente mauvaise qualité de la base, l’EMA a octroyé en 2010 à la société britannique Kinapse, sur appel d’offres, le soin de rectifier les données : correction des erreurs de frappe, mais aussi recodification (classement) des effets indésirables ou identification des substances concernées, et enfin élimination des éventuels doublons. Le choix de Kinapse est surprenant. Sa connaissance du processus n’est pas en cause, mais elle s’exerce au service de laboratoires pharmaceutiques qui lui sous-traitent la gestion de leur pharmacovigilance. Avec ce contrat, Kinapse se trouve ainsi en position à la fois de créer des rapports d’incidents dans Eudravigilance pour ses clients industriels, et de pouvoir les modifier voire les éliminer du système sous son contrat EMA. Une violation flagrante du principe de ségrégation des tâches indispensable à l’intégrité des systèmes d’information. Quand l’EMA sous-traite en Inde ses données Circonstance aggravante, Kinapse fait réaliser ces travaux au sein de sa filiale de Gurgaon, dans l’état d’Haryana, en Inde. Un pays qui n’a pas signé les accords de l’OMC en matière de marchés publics, et que la Commission Européenne n’a pas agréé pour le transfert de données personnelles, ni a fortiori médicales. De quoi se poser des questions sur la conformité de ce contrat avec les règlements 95/46 et 45/2001 comme les règles de marché public. Enfin, le 27 septembre 2010, Kinapse a nommé Chris Brinsmead directeur non exécutif. Brinsmead était alors l’ambassadeur chargé par le gouvernement britannique d’attirer les investissements dans le secteur pharmaceutique, tout récemment retraité de la présidence du laboratoire anglo-suédois Astrazeneca et du lobby de l’industrie pharmaceutique britannique, l’ABPI. L’EMA n’y a vu aucune objection et a annoncé moins d’un mois plus tard avoir retenu l’offre de Kinapse parmi les 3 proposées. |