Histoire de maltraitance du dépistage

Les brutes en rose

En occident, le rose est la couleur de la candeur, de la tendresse et, par extrapolation sexiste, la couleur de la féminité. On dit aussi que c’est la couleur de la vie quand on pense que tout va bien, que c’est celle des éléphants quand on n’imagine pas à quel point tout va mal et qu’elle est au fond du pot dans lequel on découvre qu’on s’est laissé abuser… [1]

Tous les ans, le mois d’octobre se déguise en rose.

Cette année comme les autres, Octobre Rose a donc promu le dépistage organisé du cancer du sein par la mammographie à coups de cotillons et de courses en tout genre, pour sauver la vie des femmes d’une maladie inéluctable. Quand Octobre Rose parait, tout se fait, tout se dit, tout se vend, pourvu que ce soit pour la bonne cause. N’importe quoi, n’importe comment, tout devient crédible et vertueux, pourvu que tout soit rose : sous-vêtements, voiture, aspirateur, course à pied, à vélo, à dos d’âne ou sur des échasses de bois, tout devient monnaie d’échange de la bonne conscience du citoyen lambda qui veut s’investir sans risque dans le malheur de son voisin.

AstraZeneca, fabricant de médicaments contre le cancer du sein, a créé le concept en 1985 [2], Estée LAUDER s’en est emparée [3], Marie-Claire et d’autres l’ont mis régulièrement en musique [4] et les médias qui mesurent la valeur d’un évènement à la quantité des gens qui le suivent s’en servent pour remplir leurs cases et leurs formats. Depuis 31 ans, le rose alimente efficacement un charity business international.

Ce mois écoulé, le grand journal quotidien de ma région a ainsi produit une bonne douzaine d’articles rien que dans la rubrique de mon département, et a mis en image et en texte des témoignages, des kermesses, des courses, des danses ou des collectes, avec chaque fois l’exhortation faite aux femmes en bonne santé de passer la mammographie qui les sauvera d’un mal caché et non exprimé : « le dépistage pour défier le cancer » (info scientifique), « les sportifs s’engagent aussi » (basket), « cinq bonnes raisons de se faire dépister », « élégantes et généreuses » (football féminin), « tous en rose au stade … » (rugby), « une marche contre le cancer du sein » (marche et streching), « la mairie se pare de rose pour la bonne cause » (éclairage et promenade à vélo), « octobre sera rose (…) ici » (marche et chaine de soutien-gorge), « la photo du jour » (flashmob rose), « cancers : le dépistage, c’est plus sage » (conférence et expo photo), etc…

Trouver un cancer du sein n’a rien de rose.

Pour comprendre la plainte qu’une personne lui confie, un médecin est amené parfois à prescrire un examen technique pour complèter son examen clinique. La mammographie est un examen radiologique qui sert à repérer une maladie chez une femme qui se plaint de son sein, qui découvre une anomalie sous ses doigts ou qui constate une déformation de sa peau. Ce repérage radiologique est difficile. C’est pourquoi on préfère parler d’interprétation plutot que de lecture pour faire la part des choses entre des gris clairs et des gris foncés et décider du caractère pathologique de l’image repérée sur l’écran du radiologue [5]. Malgré tout, la mammographie tente de repérer une maladie potentiellement mortelle chaque fois qu’une femme se plaint d’un de ses seins. La mammographie est un bon examen complémentaire.


Depuis 12 ans, le dépistage organisé du cancer du sein par la mammographie fait le pari que cet examen peut aussi repérer une maladie potentiellement mortelle chez des femmes qui ne se plaignent de rien du tout. Il fait le pari que la mammographie peut prévoir la gravité d’une maladie à partir d’une anomalie radiologique avant même qu’une anomalie physique n’apparaisse chez la femme qui la subit. L’idée est abrupte autant que louable. Abrupte, parce qu’au service d’un dogme, celui du diagnostic précoce qui veut que, fait à temps, ce diagnostic empêcherait l’évolution réputée mortelle d’une maladie. Louable au pretexte que sauver son prochain est indiscutablement la plus belle des causes et que tous les moyens et tous les mots seraient bons pour y parvenir [6]. Même si ces moyens génèrent douleurs et maltraitance, même si ces mots génèrent faux espoirs d’inocuité ou vrais abus de consentements.

L’épidémiologie nous montre chaque année qu’il n’y a toujours pas d’augmentation de la durée de vie des femmes dépistées mais toujours plus de surdiagnostics avoués, toujours autant de mammectomies et toujours autant de cancers agressifs d’emblée. Les rubans roses et le pink washing, militants aveugles du dépistage, n’y peuvent donc rien. Le savoir et la connaissance, quand ils sont partagés avec les personnes concernées, si. L’information honnête et dépendante d’aucun autre intérêt que celui de la santé des personnes, certainement aussi.

Partager le savoir, ce n’est ni rose ni bleu : c’est simplement sérieux.

Comme le savoir de Prescrire®, seule revue médicale française indépendante, qui suggère dès 2006 que le dépistage organisé ne sait pas diminuer le risque d’une femme de plus de 50 ans de mourir de ce cancer ni la soigner de manière moins agressive [7]. Ou comme celui de la Cochrane®, réseau international de chercheurs qui le confirme depuis 2008 dans une brochure d’information traduite en 17 langues [8] pour toutes les femmes du monde soumises aux injonctions des programmes nationaux et que le collectif indépendant Cancer-Rose a mis tout récemment en vidéo de manière très pédagogique [9].

Appliqués à l’échelle de mon département, les résultats de la Cochrane montreraient que sur les 14 000 femmes qui se présentent à la mammographie tous les 2 ans pendant 10 ans dans le département, le dépistage organisé ne sauverait jamais que 7 femmes d’une mort certaine par cancer du sein, au prix d’en traiter 70 de plus par chirurgie, radio et/ou chimiothérapie pour un cancer qui ne leur aurait jamais fait de tort si on ne l’avait pas recherché et au prix d’en traiter 224 autres d’un cancer pour lequel on aurait pu attendre qu’il s’exprime physiquement dans leur corps sans leur faire courir plus de risque vital [10] . Et je ne parle pas des 1400 autres femmes inquiétées à tort par des examens supplémentaires négatifs. Avec au total, pas plus de vies prolongées, toujours autant de mammectomies et toujours autant de cancers sévères apparus entre deux sessions de mammographie.
En d’autres termes, sur les 301 femmes diagnostiquées avec un cancer du sein au cours de leurs 10 années de dépistage par mammographies faites tous les 2 ans, seules 7 auront été réellement sauvées par cette organisation, soit moins d’une fois sur 10. Quand il est dépisté uniquement par le dépistage organisé, le cancer du sein serait donc plus de 9 fois sur 10 traité inutilement, soit parce qu’il ne servait à rien d’y toucher tout court, soit parce qu’on aurait eu le temps de s’en occuper plus tard lorsque ce cancer se serait exprimé physiquement.

Il existe d’autres données scientifiques tout aussi indépendantes que celles de la Cochrane ou des analyses de la revue Prescrire et qui rejoignent cette constatation. Comme celle d’une étude anglaise publiée en 2013 dans le British Journal of Cancer [11] qui a servi de support de réflexion à une concertation démocratique créée il y a un an par la ministre de la santé Marisol TOURAINE [12] et publiée au mois d’octobre [13], dont on peut retrouver une synthèse figurée très didactique sur le site d’information médicale indépendante atoute.org [14].

Appliqués à l’échelle landaise, ces résultats anglais montreraient que sur une période de 20 ans, sur 14000 femmes en bonne santé de 50 à 74 ans invitées à se faire mammographier régulièrement dans le département, 56 femmes seulement verraient leur vie sauvée d’une mort certaine par cancer du sein dépisté, 182 se verraient traiter pour un cancer qui n’aurait jamais fait parler de lui ou ne se serait jamais développé et 700 autres femmes seraient traitées précocemment d’un cancer qu’on aurait eu le temps de traiter plus tard. Sur les 938 femmes ainsi diagnostiquées avec un cancer du sein au cours de leurs 20 années de dépistage mammographique régulier, on retrouve les mêmes rapports qu’avec la Cochrane : on ne sauve une femme de son décès par cancer du sein que moins d’une fois sur 10 au prix d’en dépister plus de 9 fois sur 10 inutilement, soit parce qu’il ne servirait à rien d’aller y toucher tout de suite, soit parce qu’on aurait eu le temps de s’en occuper plus tard lorsque ce cancer serait cliniquement apparu.

Ces chiffres sont tellement durs que leur brutalité peut raisonnablement empêcher un soignant de les valider et peut aussi raisonnablement mettre une femme concernée dans l’incertitude.

Il n’y a rien de vraiment rose dans ces chiffres.

Ce qui n’est pas rose, mais parfois violent et maltraitant, ce sont les efffets collatéraux, nombreux, de ce dépistage.

Des angoisses longues et répétés aux douleurs de compressions ou de mutilations en passant par la brûlure des rayons sur la peau, dans les plèvres ou dans les muqueuses, des effets connus ou non de la chimiothérapie à la fracture des couples, des métiers et des vies, les effets indésirables du dépistage sont présentés comme la rançon ou le sacrifice salvateur d’un traitement.

Au delà des dix pour cent de femmes inquiétées à tort à la fois psychologiquement (délais d’attente, nouveaux rendez-vous, nouveaux examens pour compléter la mammographie) et physiquement (nouvelles compressions, biopsies, macrotomes, etc), il existe d’authentiques risques létaux qu’a su parfaitement décrire Bernard JUNOD, lanceur d’alerte depuis plus de 10 ans sur le sujet, lors de sa dernière intervention publique au cours de la très indépendante Preventing Overdiagnosis Conferences de novembre 2014 [15] : affections cardiaques (infarctus, insuffisances cardiaque, atteinte valvulaire), cancers d’une autre localisation, cancers induits par les cures de radiothérapie, etc.

Enfin, entre les risques de diagnostics de cancer pour rien et les effets collatéraux potentiellement létaux, il est donc un risque plus large : celui de recevoir un diagnostic de cancer du sein quand on participe au dépistage, risque qui ne pourra diminuer en toute logique …qu’en évitant de participer au dépistage [16] .

Ces faits, bruts, émanent de scientifiques épidémiologistes qui ne sont ni impliqués, ni entravés, ni affectés par l’examen clinique direct des personnes et ont donc le recul neutre et bienveilllant nécessaire à la lecture de l’état de santé des populations.

Ce qui rend ces faits plus violents et plus maltraitants encore, c’est leur ignorance par un nombre considérable de personnes et l’évitement d’un débat public par ceux qui les connaissent et les minorent.

Maltraiter une information n’a rien de rose.

Le dépistage organisé, tel qu’il est pratiqué en France, préfère ignorer cette réalité et cultiver la douceur de ses pourcentages relatifs à coups de messages promotionnels tronqués, habituellement retrouvés dans les médias, comme cela a été le cas dans mon journal régional qui proposait dès le début d’octobre rose cinq bonnes raisons de se faire dépister [17] :

- Quand il est pris à temps, 9 femmes sur 10 guérissent ?
Non ! Ce n’est pas parce qu’on s’occupe d’un cancer « à temps » qu’il guérit ou qu’il guérit mieux. C’est uniquement le fait des progrès sur les traitements. Le dépister tôt pour mieux guérir est un leurre [18].

- Une femme sur huit risque de développer un cancer du sein ?
Non ! C’est un raccourci pour dire que sur 8 femmes cancéreuses, une d’entre elle sera touchée par le cancer du sein. Quand on fait les comptes des risques, il faut parler en fonction du nombre total de morts, toutes maladies confondues, et rendre compte alors que sur 100 décès de femmes en France, 29 meurent d’une cause cardio vasculaire, 23,8 d’un cancer dont 4,4 du cancer du sein [19].

- Quelques minutes d’examens seulement ?
Non ! Entre attente de résultats et doubles lectures qui ajouteront 10 à 15 jours jours de plus pour réaliser de nouveaux examens complémentaires (autre mammographie, tomographies, IRM, échographies, biopsies, mammotomes, etc), les moments d’anxiété ne se mesurent certainement pas en minutes.

- Le dépistage du cancer du sein ne fait pas mal ?
Si, presque toujours ! Médecin généraliste depuis 25 ans, je compte sur les doigts d’une main le nombre de femmes qui ont bien vécu cet examen de pressothérapie difficile sans broncher.

- Les examens sont pris en charge ?
Non, pas tous !. Seule la mammographie est prise en charge à 100 %. Tous les examens complémentaires qui peuvent en découler s’il y a une anomalie sont pris en charge au taux usuel (70%) : echo, irm, macrotome, biopsie, etc

- Parce que vous le valez bien ?
Non ! On ne mesure pas l’utilité ou l’efficacité d’un traitement ou d’une technique de soin à la valeur de la vie d’un individu. Jusqu’à preuve du contraire, tout le monde a la même valeur. Cet argument marketing façon L’OREAL [20] n’a aucun sens.

Une injonction, même rose, est toujours brutale.

Le dépistage organisé, tel qu’il est pratiqué en France, préfère éviter le débat et confisquer la réflexion. Les instances qui promeuvent ce dépistage ont ainsi suscité depuis un an une concertation publique qui a proposé, à partir de son rapport final, de réviser sérieusement voire de supprimer ce dépistage organisé. Fort de l’avis rosé de l’institut sous influence [21] qui a organisé cette concertation, la ministre de la santé Mme Marisol TOURAINE a décidé d’imposer son point de vue [22] , faisant fi des nombreuses positions d’experts, de patientes, d’associations : le rose continuera d’être la couleur de l’injonction et donc de la brutalité.

La maltraitance est un mauvais traitement, occasionnel ou répété, infligé à une personne ou un groupe que l’on traite avec violence, mépris, ou indignité. La maltraitance implique un rapport de pouvoir ou domination entre l’auteur et la victime, qui est ainsi souvent dépendante et sans défense. Liée à l’abus de pouvoir, la maltraitance a fréquemment des conséquences durables sur la santé non seulement physiologique mais aussi psychique des victimes, dues au traumatisme moral. [23]


Le dépistage organisé du cancer du sein est un mauvais traitement. Il est mal traité par tous ceux qui le promeuvent et il est maltraitant pour toutes les femmes qui le subissent. Peter Gøtzche, auteur de la brochure d’information de la Cochrane nordique, disait il y a quelques années déjà : « si le dépistage était un médicament, il devrait être retiré du marché » [24]. Un peu comme le Médiator, ou le Vioxx ou le Distilbène, c’est-à-dire malheureusement pas tout de suite, pas tant que les prescripteurs, obéissants aux injonctions de recommandations dépendantes et non aux données de la science, ne le décideront pas.

En attendant, le dépistage est une occasion de laisser s’exprimer en toute impunité, la plupart du temps inconsciente, toute la violence et la brutalité médicales.

Le rose, entre les mains de tous ceux qui oublieraient de se former et d’informer honnêtement les femmes qui acceptent le dépistage, a décidément de quoi être brutal pour les dix prochains mois.

Thierry GOURGUES

[1Merci à Martin Winckler de m’avoir permis de détourner le titre de son dernier essai Les brutes en blanc – pourquoi y a-t-il tant de médecins maltraitants ?

[5Relire le cours de sénolgie du Dr DUPERRAY : http://www.formindep.org/Mammographie-de-depistage-en-2012.html

[9http://cancer-rose.fr/dl/cancer-rose.mp4 (téléchargement d’une video de 8 mn)

[10La méta-analsye d’études faites dans 7 pays a montré que le taux de cancers du sein avancés (définis comme des tumeurs malignes de plus de 20 millimètres) n a pas été touché par le dépistage organisé (Autier P, Boniol M, Middleton R, et al. Advanced breast cancer incidence following population based mammographic screening. Ann Oncol 2011 ;20 Jan [Epub ahead of print]). Dit autrement, les cancers dépistés précocement ne tueraient pas plus de femmes et les diagnostiquer plus tard (hors dépistage) ne ferait pas courir plus de risques à une femme qui choisirait de ne pas participer au dépistage.

[16« En fait, en évitant de participer au dépistage, une femme va diminuer son risque de recevoir un diagnostic de cancer du sein. » : extrait de la conclusioin de la conférence de Peter GOTZSCHE, directeur de la Cochrane Nordique, qui s’exprimait dans les locaux de la revue Prescrire en 2012 pour la remise d’un pirx pour la publication de son livre “Mammography screening. Truth, lies and controversy” (Radcliffe Publishing, 2012) : http://www.prescrire.org/Docu/Archive/docus/PrixPrescrire2012InterventionGotzscheFR.pdf

[19Lire la brochure d’information du collectif cancer-rose (https://cancer-rose.fr/dl/Cancer-Rose_16p.pdf) ou mieux regarder sa vidéo pédagogique (https://youtu.be/oNLVPo8WEv4)

[21le président de l’Institut National contre le CAncer est un cancerologue sous influence de nombreux laboratoire (voir sa déclaration publique d’intérêt : http://www.e-cancer.fr/content/download/149405/1878121/file/IFRAH_Norbert_DPI_signee_2016_04_26.pdf)

[24If screening had been a drug, it would have been withdrawn from the market : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3225414/