Les Cinquièmes rencontres du FORMINDEP

Exposé-débat de Bernard JUNOD

Conflits d’intérêts et surdiagnostic du cancer du sein

(article d’origine sur www.formindep.org”)

L’expérience est trompeuse… (Hippocrate)
Le doute est un hommage rendu à l’espoir. (Comte de Lautréamont)

Le choix du FORMINDEP d’organiser un exposé-débat sur les conflits d’intérêts et le surdiagnostic du cancer du sein serait-il inconscient ? Il rappelle l’incongruité de l’initiative des premiers singes mâles vacillant sur leurs pattes de derrière pour avancer debout. Pensez un instant aux conflits d’intérêts insinués par leurs détracteurs se moquant de cette nouvelle posture stigmatisant leurs penchants exhibitionnistes et renvoyant paradoxalement leurs femelles dressées dans l’éternelle honte de leur sexualité… Cet après-midi, vu l’assistance réduite des observateurs, je
puis vous rassurer : nous n’avons pas à craindre ces quolibets de mauvais aloi.
Une existence respectable requiert l’appréhension de la réalité, l’expression de choix conscients et la mise en oeuvre des moyens nécessaires à leur réalisation. Les conflits d’intérêts troublent cette démarche. Habituellement, nous les envisageons au niveau de l’ambiguïté de la motivation des choix : répondent-ils à l’exigence d’une recherche éthique pour refuser ce qui est nuisible ou résultent-ils de pressions autoritaires, voire de manipulations ?

Le FORMINDEP a mis en évidence les conséquences indésirables d’influences
souvent larvées de soignants et d’experts au service d’intérêts différents de la santé des soignés. Son objectif est de promouvoir l’indépendance de tous ceux qui élaborent et diffusent méthodes de recherche, connaissances en santé et pratiques de soin.

Le surdiagnostic est un diagnostic posé à tort ou un diagnostic correct mais sans utilité pour le patient. Dans le premier cas, la personne diagnostiquée n’est pas atteinte de la maladie. Dans le second, si elle n’avait pas été diagnostiquée, la maladie n’aurait pas eu de conséquence jusqu’au décès dû à une autre cause. La société attend du soignant un diagnostic sûr plutôt qu’un surdiagnostic. Alors quel intérêt y a-t-il à fabriquer des surdiagnostics ?

Un malade perçoit son médecin comme efficace dès lors qu’il guérit. Si les procédés diagnostiques étiquettent un bien portant de « cancéreux », alors le traitement, quel qu’il soit, donne l’illusion de guérir. « Merci docteur ! vous m’avez sauvé la vie ». Le surdiagnostic participe d’un conflit d’intérêt menaçant toutes les professions de santé : être ou paraître un bon soignant vis-à vis des autres : patients, proches, pairs et aînés.

L’exploitation de la crédulité du public dans l’utilité de la médecine est une autre explication du surdiagnostic. Jules Romain nous l’avait révélée dans une pièce de théâtre où le Dr Knock, successeur du Dr Parpalaid, applique ce principe à son profit : « tout être bien portant est un malade qui s’ignore ». Sa méthode fait du surdiagnostic une condition de la réussite du médecin. Avec bagou et autorité, il réussit à mettre au lit presque tous les villageois. Reconnaissants, ils admirent leur bienfaiteur ; mais le médecin de famille qui l’a précédé s’interroge :

Dr Parpalaid — Si j’avais votre méthode… si je l’avais bien en main comme vous… s’il ne me restait qu’à la pratiquer…Est-ce que je n’éprouverais pas un scrupule ?
Knock— Mais c’est à vous de répondre, il me semble.
Dr Parpalaid — Est-ce que dans votre méthode, l’intérêt du malade n’est pas un peu subordonné à celui du médecin ?
Knock — Dr Parpalaid, vous oubliez qu’il y a un intérêt supérieur à ces deux-là.
Dr Parpalaid — Lequel ?
Knock — Celui de la médecine. C’est le seul dont je me préoccupe.

Cette dernière répartie en illustre une autre de Bernard Shaw : « Lorsqu’un imbécile fait quelque chose dont il a honte, il déclare toujours que c’est un devoir ».

Plus près de nous, le Dr Luc Perino précise l’implantation de la mode actuelle du dépistage de masse en cancérologie : “Lorsque le but avoué est le bienfait de l’humanité en provenance d’un ministère d’une démocratie, cette mayonnaise de la « contagion normative » prend encore plus vite, sans effort et plus durablement. Chaque acteur de la chaîne n’a effectivement rien à se reprocher et nul ne saurait lui faire le moindre grief. Il est utopique de seulement tenter d’inverser la vapeur”.

L’exposé-débat de cet après-midi relève ce défi.

De 1980 à 2005, la fréquence des décès par cancer du sein a peu changé en France.

Actuellement, près de 12000 femmes décèdent annuellement d’un cancer du sein. Par contre, de 1980 à 2005, le nombre annuel de nouveaux diagnostics de cancer du sein a passé de 20000 à plus de 50000. Si l’intensification du dépistage expliquait toute cette progression, sur 200 exérèses chirurgicales de cancer du sein pratiquées hier en France, 160 résulteraient du surdiagnostic.

Chaque cancer du sein est une épreuve pour la patiente, son entourage et les soignants. Le surdiagnostic augmente cette souffrance alors que le dépistage prétend la combattre. Ce paradoxe procède d’a priori erronés sur l’évolution de la maladie cancéreuse et de notre méconnaissance de ses facteurs déterminants.

Partout où se pratique le dépistage, on assiste à une épidémie apparente de cancers du sein qui semble profiter à de nombreux bénéficiaires :
- Les industries de la santé, leurs actionnaires, leurs lieutenants, aux commandes d’institutions politiques, et leurs caporaux,
- Des hommes politiques paternalistes, pour ne pas dire machistes : “Mesdames, je m’occupe bien de vous, donc je vous aime…donc aimez-moi !”
- Des écologistes brandissant les chiffres alarmants d’augmentation de fréquence du cancer pour justifier leur lutte contre l’empoisonnement chimique de la planète
- Des soignants soutenus par les instances promulguant des protocoles de soin apparemment toujours plus efficaces et rémunérateurs pour les cancérologues
- Des femmes, reconnaissantes de l’effort de la société pour lutter contre le cancer.

Cet exposé introductif au débat ne fait de concession ni aux institutions médicales, ni aux grands pontes, ni aux a priori médicaux. Dédié aux femmes, aux citoyens et aux soignants disciples d’Hippocrate, il participe d’une démarche collective rigoureuse menée pour restaurer une véritable économie envisagée dans son sens originel. Il explore la plausibilité de l’hypothèse du surdiagnostic en partant du constat de l’augmentation de la fréquence des diagnostics et de la stabilité concomitante de la mortalité par cancer du sein de 1980 à 2005 en France. A chaque étape, il situe le
positionnement et les liens d’intérêts de scientifiques, de politiques ou de soignants face aux faits et à leurs interprétations.

Après une mise en perspective historique des dérives ayant insidieusement conduit à l’actuelle épidémie apparente de cancers, il conclut par des interrogations sur les leviers d’une recherche valorisant les attentes des femmes.

Face aux conflits d’intérêts, le FORMINDEP propose que nous redressions la tête, sans nous singer, en traitant le surdiagnostic par le débat qui suivra cet exposé.

Diagnostics et décès par cancer du sein en France de 1980 à 2005

Pendant l’année 1980, 1 femme sur 665 âgée de 35 à 84 ans s’est fait diagnostiquer un cancer du sein. En 2005, ce risque s’élevait à 1 sur 372. Cette progression de 79% correspond à une épidémie de diagnostics d’au moins 300’000 cas supplémentaires pendant cette période de 25 ans par rapport à la fréquence des diagnostics en 1980. Par contre, le risque de décès par cancer du sein a peu évolué. Chez les femmes de 35 à 84 ans, il était de 1 sur 1852 en 1980 et de 1 sur 1884 en 2005, ce qui correspond à une diminution de 2%. Pendant la même période, la mortalité générale a beaucoup baissé en France : dans la population des deux sexes âgée de 35 à 84 ans, le risque de décès diminua de 1/63 personnes en 1980 à 1/103 en 2005, soit une réduction de 39%. Comparativement, pendant la même période, la mortalité par cancer du sein a très peu diminué en France, malgré les progrès des traitements de tumeurs hormono-sensibles et, surtout, malgré l’augmentation des pratiques de dépistage. Ces données comparatives sur les risques de diagnostic et de décès proviennent de sources officielles. [1], [2] Elles sont ajustées par standardisation en appliquant les taux spécifiques à la structure d’âge des femmes de 1992 .

Le graphique du haut montre l’augmentation du nombre de nouveaux diagnostics posés annuellement. Celui du bas donne l’évolution du nombre annuel de décès par cancer du sein. De 1980 à 2000, le dépistage par mammographie s’est beaucoup intensifié, comme en témoigne l’évolution du parc des appareils de mammographie : 308 appareils en 1980 et 2511 en 2000. [3] L’augmentation provocante des diagnostics de cancer du sein concomitante à celle du dépistage a été aseptisée par une expertise
INSERM. [4] Le stratagème était facile à trouver : il se cachait dans la duplicité des définitions du terme « incidence » désignant soit un nombre de cas, soit une fréquence par an. Chaque année, selon l’INSERM, on aurait diagnostiqué 1000 cas supplémentaires. C’est une façon un peu trompeuse d’exprimer les choses, car ces incréments se cumulent année après année si bien que, par rapport aux 21704 nouveaux cas diagnostiqués en 1980, on en eut 10088 de plus pendant l’année 1990 et 20296 de plus pendant l’année 2000.
En fait, de 1980 à 2000, le nombre moyen de cas supplémentaires survenus
annuellement fut de l’ordre de 10000 par an en moyenne et non 1000 par an, comme annoncé par l’INSERM et répercuté par la presse. La surface triangulaire en haut du graphique représente le total du nombre de cas diagnostiqués en excès de 1980 à 2005. Elle correspond à plus de 5 fois l’épidémie de Sida maladie pendant la même période en France.
Il n’est pas démontrable que le procédé de minimisation par un facteur 10 de l’épidémie de cancers du sein en France consécutif à l’expertise INSERM soit le résultat de conflits entre intérêts scientifiques, économiques et politiques. L’hypothèse n’en demeure pas moins recevable.

Les taux d’incidence et de mortalité par cancer du sein avaient été publiés dans la revue d’épidémiologie et de santé publique au printemps 2003, [5]pratiquement au même moment où Jacques Chirac annonçait en conférence de presse l ‘extension nationale du dépistage du cancer du sein incluse dans son programme politique. L’éditorial de la revue scientifique était signé Lucien Abenhaïm, Directeur général de la santé et Président de la Commission d’Orientation sur le Cancer. [6] Voici un extrait de son commentaire sur ces résultats : « il est difficile de savoir si les observations sur le cancer du sein […] reflètent une meilleure efficacité des traitements face à une incidence réellement supérieure ou une incidence faussement augmentée par le dépistage précoce, mais sans effet des traitements. » Il annonce ainsi que d’un point de vue scientifique, la controverse est ouverte.


(*) La Revue Prescrire. Dépistage mammographique des cancers du sein (suite). La Revue Prescrire 27 (2007) :758-762.

Mais le débat n’a pas eu lieu en France. En été 2003 paraissait un article d’alerte intitulé « Dépistage du cancer du sein et médicalisation en santé publique », [7] relayé par un éditorial de la revue française de santé publique soulignant l’importance d’un débat scientifique sur l’utilité du dépistage du cancer du sein. [8] Cependant, la décision présidentielle d’étendre à toute la France le programme de dépistage organisé a pris corps. L’expérience fructueuse de Margaret Thatcher auprès de ses
électrices avait sans doute convaincu Jacques Chirac que ce type de programme fait bon ménage avec les intérêts politiques et économiques.
Avant l’introduction du dépistage de masse, on pensait pouvoir se fier à l’examen au microscope d’une tumeur pour affirmer qu’une patiente est atteinte ou non d’une maladie cancéreuse. La généralisation du dépistage apporte les preuves de l’augmentation du nombre de diagnostics erronés à cause d’un défaut de fiabilité de l’examen au microscope d’un prélèvement tumoral ponctuel.
En 2004, le « British Medical Journal » publie des résultats démontrant le
surdiagnostic du cancer du sein en Norvège et en Suède. [9]
En 2006, l’European Journal of Cancer (EJC) a accepté pour publication un article montrant que les données officielles suédoises d’incidence et de mortalité sont incompatibles avec les résultats favorables à la mammographie de dépistage du fameux essai contrôlé des deux Comtés suédois publiés en 1985. [10] [11] L’article de 2006 consolidait la méta-analyse de l’institut Cochrane nordique publiée en 2000, concluant que le dépistage du cancer du sein par mammographie est injustifié. [12]
Peter Dean, un radiologue qui s’était déjà distingué en attaquant Peter Gotzsche, directeur de l’institut Cochrane nordique, a alors oeuvré pour faire censurer l’article. Le rédacteur de l’EJC retira l’article. En septembre 2006, l’Institut national du cancer et l’institut de la veille sanitaire ont produit un document commun, minimisant la problématique du surdiagnostic et mettant en doute la validité de l’article sur les biais de l’étude suédoise en mentionnant son retrait. [13] En novembre, l’article retiré par le
journal européen du cancer fut imprimé dans une autre revue [14] et signalé dans le Lancet en rappelant qu’un article accepté par un comité de rédaction et mis en ligne a bel et bien été publié. [15] L’institut national du cancer et l’institut de la veille sanitaire ne sont pas revenus sur leurs affirmations. Bien que les appels aient été de plus en plus pressants à partir de 2007, le débat n’a pas été ouvert en France.
L’hypothèse du surdiagnostic est une explication des contradictions entre le succès apparent des traitements sur des cancers diagnostiqués précocement et l’absence de réduction de mortalité par cancer consécutive au dépistage en population. Nous allons examiner ce point en détail.

Surdiagnostic, pronostic apparent et mortalité

La notion de surdiagnostic résulte directement des définitions respectives de
« maladie » et de « cancer » dans le Grand Robert.

Maladie  : « Altération organique ou fonctionnelle considérée dans son évolution, et comme une entité définissable ».

Cette définition de la maladie inclut une dimension temporelle, indissociable de la vie du patient, ainsi que des composantes relevant de la connaissance médicale.

Cancer  : « Etat pathologique (et non pas : maladie) caractérisé par des lésions cellulaires ou tissulaires résultant d’une prolifération non contrôlée par l’organisme »

La parenthèse « (et non pas : maladie) » fait partie de la définition donnée par le Grand Robert. Pour bien expliquer la dissociation entre « maladie » et « cancer », le dictionnaire cite René Leriche : « La maladie de l’homme malade n’est pas la maladie anatomique du médecin… Sous les mêmes dehors anatomiques on est malade ou on ne l’est pas. »

Ces définitions classiques de la maladie et du cancer ouvrent la voie à la possibilité qu’un cancer soit diagnostiqué chez une personne non atteinte de maladie cancéreuse.

Le surdiagnostic de cancer existe dans deux cas de figure :

1) Cancer diagnostiqué à l’histologie, mais sans potentiel évolutif létal : tumeur qui ne progresse pas ou régresse spontanément.

2) Cancer diagnostiqué à l’histologie avec potentiel évolutif létal, mais qui serait resté asymptomatique s’il n’avait pas été perçu jusqu’au décès par une autre cause.

Ces derniers cas de surdiagnostic augmentent avec l’âge des patients. Dans les études d’autopsie où l’on a recherché un cancer du sein dans des séries non sélectionnées selon une pathologie mammaire, la moitié des cancers du sein infiltrants répertoriés ont été découverts lors du décès par une autre cause.

Le dépistage du cancer du sein inclut tous les soins à visée diagnostique entrepris sans qu’une tumeur ne se soit manifestée et n’ait alerté la femme. Ainsi, l’autopalpation systématique des seins, la recherche de cancers par mammographie et les examens histologiques qui s’ensuivent font-ils partie du dépistage.

En 2003, un article de revue sur le pronostic du cancer du sein selon qu’il a été découvert chez des femmes pratiquant l’auto-palpation ou non donne deux résultats apparemment contradictoires. [16] Le premier résultat annoncé est une amélioration du pronostic vital de plus de 30% dès lors que le cancer a été diagnostiqué chez une femme pratiquant le dépistage par auto-palpation. Le deuxième résultat porte sur la mortalité par cancer du sein en population. Dans les essais contrôlés, il s’avère qu’elle
est la même dans une population de femmes s’examinant régulièrement par autopalpation que dans une population similaire de femmes ne pratiquant pas l’autopalpation.

La clé de l’apparente contradiction entre ces deux résultats réside dans le
surdiagnostic, mais l’article de revue n’aborde pas ce point.

Pour comprendre le sens de ces deux résultats, il suffit de clarifier les conditions et la portée de leurs observations respectives. La figure 3 précise chez quelles catégories de femmes le pronostic vital et la mortalité ont été obtenus.

La comparaison des pronostics selon la pratique ou non de l’auto-palpation inclut seulement des femmes diagnostiquées avec un cancer, à savoir les femmes avec un cancer entraînant le décès (C , C’ ), les femmes ayant été guéries d’un vrai cancer (G , G’) ou celles ayant un surdiagnostic (S , S’). Il n’est pas possible de distinguer les surdiagnostics des guérisons lorsqu’on se limite aux patientes diagnostiquées avec un cancer. Par contre, la comparaison de mortalité inclut toutes les catégories de femmes (C, C’ ; G, G’ ; S, S’ ; N, N’). Elle donne la clé de l’interprétation des résultats sur le pronostic en montrant s’il y a eu augmentation des guérisons ou des surdiagnostics.

Pour que l’amélioration du pronostic ne soit pas due au surdiagnostic, il faudrait que plus de vrais cancers guérissent. Dans ce cas, le dépistage réduirait le nombre de cancers entraînant le décès : C’ diminuerait au profit de G’. Or, la mortalité n’a pas diminué : C = C’.

Figure 3 – Comparaison entre pronostic vital et mortalité due au cancer du sein

Les essais contrôlés comparent la mortalité sur des groupes suivis pendant plusieurs années et sont conçus de sorte que la fréquence attendue des vrais cancers soit la même dans les populations avec ou sans dépistage. Comme C = C’, G et G’ sont donc aussi restés égaux . Ainsi, la différence entre S + G et S’ + G’ n’est elle imputable qu’à l’augmentation de S’ par rapport à S. Les résultats apparemment contradictoires entre une amélioration du pronostic et une mortalité qui ne change pas tiennent essentiellement à l’augmentation du surdiagnostic dans le groupe pratiquant l’auto-palpation.
Dans cet exemple, l’amélioration apparente du pronostic résulte d’une augmentation de la part des surdiagnostics de 34%, à savoir (67% – 50%) / 50%. Mais la proportion totale de surdiagnostics pourrait être plus élevée : jusqu’à une femme sur deux dans le groupe ne pratiquant pas l’auto-palpation et jusqu’à deux femmes sur trois dans le groupe pratiquant l’auto-palpation s’ils expliquaient toutes les guérisons apparentes.
La logique de cette clarification est identique pour ce qui est du dépistage par mammographie. Les soignants perçoivent que le dépistage améliore le pronostic vital des femmes diagnostiquées avec un cancer alors que des essais contrôlés montrent que la mortalité par cancer du sein est la même selon qu’un dépistage est organisé ou non.
De nombreux essais contrôlés ont été conduits depuis la comparaison entre femmes participant ou non à un dépistage par mammographie initié en 1966 à New York. Pour sélectionner les données les plus fiables, il convient d’une part de retenir les études répondant le mieux aux critères de validité méthodologique et, d’autre part, limiter la durée de suivi pour réduire les biais potentiels dus aux perdus de vue.
La figure 4 donne une liste d’études en mentionnant si elles satisfont ou non deux critères de validité cruciaux : la comparabilité des groupes constitués et la cohérence des nombres publiés sur les effectifs de femmes étudiées.[13]

Il ressort de cet examen que l’étude de Malmö [17] et celles menées au Canada [18] [19] obéissent aux deux critères majeurs de fiabilité des résultats.

La figure suivante présente les données existantes les plus fiables pour savoir si la mammographie de dépistage est justifiée ou non. En tout, 225 décès par cancer du sein ont été recensés après 7 ans de suivi dans les deux études canadiennes et dans l’étude de Malmö : 120 dans les groupes invités au dépistage par mammographie et 105 dans les groupes non invités. La différence n’est pas statistiquement significative au seuil de 5% (p bilatéral = 0,3).

Les professionnels de santé et tous les scientifiques qui s’étaient engagés en faveur du dépistage se sont sentis trahis par ce résultat. Ils s’en sont pris aux auteurs et ont opposé à l’autorité du réseau Cochrane celle de l’OMS Genève. En 2002, un rapport d’experts s’est appuyé sur des données moins fiables pour justifier le dépistage par mammographie. L’équipe de l’institut Cochrane avait alors à choisir entre le risque de se faire remplacer ou de poursuivre ses publications en incluant d’autres résultats que ceux obtenus à 7 ans dans les études Canadiennes et de Malmö. Leurs rapports actuels produisent conjointement l’estimation de bénéfices du dépistage en termes de mortalité par cancer du sein et d’inconvénients dus au surdiagnostic.

Constatations directes du surdiagnostic


Le dépistage de masse a fourni la preuve que le surdiagnostic existe. Les graphiques de la figure 6 sont issus d’une publication dans les « Archives of Internal Medicine » [20] répercutée sur le site du FORMINDEP peu après parution.

Figure 6 – Démonstration de la réalité du surdiagnostic

Ces résultats illustrent le problème du surdiagnostic constaté par le suivi de plus de 200’000 femmes en Norvège. Les auteurs sont trois médecins spécialisés respectivement en statistique, en anatomie pathologique et en épidémiologie.
Chacun de ces graphiques compare deux groupes de femmes suivies pendant 6 ans.
Le graphique du haut montre comment devrait évoluer le nombre de diagnostics cumulés dans deux groupes de 100000 femmes d’âge et de niveau socio-économique comparables si le surdiagnostic n’existe pas. Le trait du haut donne la progression du nombre de diagnostics dans un groupe dépisté à trois reprises en 6 ans et le trait du bas, dans un groupe témoin (« control ») dépisté seulement une fois au cours des deux dernières années de suivi.
Au début de la période, le groupe dépisté présente plus de cas du fait de la précocité du diagnostic de tumeurs existantes. Au bout de 6 ans, les traits se rejoignent : on attend un nombre de cancers cumulés identique dans chaque groupe.
Le graphique du bas montre ce qui a été observé. Au terme des 6 années, le groupe dépisté 3 fois présente un excès de diagnostics de 22%. Ceci prouve que le surdiagnostic existe. Il a été mis en évidence du fait que les examens de dépistage ont été plus nombreux dans un groupe que dans l’autre. Seulement, des surdiagnostics se sont aussi produits dans le groupe de contrôle dépisté en fin de période de suivi. L’ampleur de l’erreur d’étiquetage des tumeurs bénignes est donc forcément plus élevée que 22%.
La conclusion de l’article, c’est que des tumeurs diagnostiquées comme des cancers régressent. Sans dépistage, elles ne se seraient jamais manifestées.
Les conflits d’intérêts relatifs à la publication de cet article sont frappants. Le manuscrit de cet article avait été primé lors d’un concours organisé par le National Cancer Institute. Le premier auteur, Per-Henrik Zahl, fut invité à participer à une conférence de presse organisée à l’occasion de l’annonce des résultats du concours. Venu de Norvège, il apprit à son arrivée à Seattle que la conférence de presse avait été annulée. Les refus successifs de ce manuscrit par les revues scientifiques ont duré plusieurs années jusqu’à sa publication.
Le dernier rapport de l’institut Cochrane nordique [21] donne des résultats
d’observations directes de l’augmentation du surdiagnostic dans les études
comparatives où un groupe de femmes est invité à se faire examiner par
mammographie et l’autre non. Cette augmentation atteint 30%. Un article paru en 2009 dans le British Medical Journal donne une estimation de l’augmentation du surdiagnostic dans les programmes de dépistage par mammographie allant de 44% à 52%. [22]
En France, l’augmentation du dépistage par mammographie depuis 1980 fut considérable : le nombre d’appareils de mammographie a été multiplié par 8 en 20 ans. Trois programmes départementaux étaient en cours en 1989, 13 en 1994 et 31 en 1999. [23] La part du dépistage opportuniste, hors programme organisé, est considérable à tous les âges, comme en témoigne une étude conduite sur deux départements. [24] A partir de 2004, le programme de dépistage s’est étendu à toute la France. L’épidémie de diagnostics ne s’est pas limitée au cancer du sein . Elle s’est par exemple aussi produite pour le cancer du poumon et de la prostate (voir figure 7).

Chacune des trois séries de graphiques présente le nombre annuel de diagnostics et de décès de 1980 à 2005 selon les sources officielles. La fréquence des diagnostics et des décès par cancer du poumon s’est accrue conjointement du fait que la consommation de tabac, surtout chez les femmes, a augmenté au cours des décennies précédentes. Il est à noter qu’en France, il n’y a pas de pratique étendue du dépistage du cancer du poumon, ce qui explique la cohérence entre diagnostics et décès causés par cancer du poumon. Pour le cancer du sein et de la prostate, la divergence entre évolution du nombre annuel de décès et de diagnostics tient essentiellement à l’augmentation continue de l’intensité du dépistage et à l’épidémie de surdiagnostic qu’il entraîne.

La conjonction de la définition dogmatique du cancer fondée sur l’examen histologique et de l’augmentation de la fréquence des biopsies rend inutilisables les résultats des études menées sur les cancers recherchés par dépistage. En voici la démonstration.

Bien avant qu’on pratique le dépistage du cancer du poumon, une étude menée chez les médecins anglais publiée en 1956 a montré le lien entre tabac et cancer du poumon. Dans la cohorte des médecins suivis par Doll et Hill, le taux de décès par cancer du poumon fut de 130 pour 100’000 et par an chez les fumeurs et de 7 pour 100’000 et par an chez les non-fumeurs. [25]

A la fin des années 1990, près de 8000 volontaires ont participé à un dépistage du cancer du poumon par scanner spiralé. Ce n’est sans doute pas par hasard que cette entreprise d’allure philanthropique fut menée au Japon, siège des multinationales produisant les appareils recourant à cette technique d’imagerie de pointe. Lorsqu’une tumeur était suspectée à l’examen radiologique, une bronchoscopie permettait de l’explorer par biopsie. Compte tenu de la structure par âge de ces volontaires, on
s’attendait à trouver 11 véritables cancers du poumon en tout. On en trouva 73 de plus : Au total, 84 cas de cancer du poumon ont été diagnostiqués. La preuve que la plupart de ces cancers sont des surdiagnostics est donnée par la comparaison des taux de cancer parmi les 3596 fumeurs et les 4251 non fumeurs examinés.
L’étude des médecins anglais et beaucoup d’autres ont établi que le risque de décéder d’un cancer du poumon est 10 à 20 fois plus élevé chez les fumeurs que chez les non-fumeurs. Si les diagnostics de cancer obtenus à l’histologie correspondent à de vraies maladies cancéreuses du poumon, on s’attend donc à en trouver beaucoup plus chez les fumeurs que chez les non-fumeurs. Comme le montre la figure 8, chez les volontaires dépistés par scanner spiralé, le risque d’un cancer confirmé par histologie est pratiquement identique chez les fumeurs et chez les non fumeurs. Le
risque relatif obtenu vaut 1,0. On constate le lien avec la consommation de tabac seulement pour les 9 cancers du poumon diagnostiqués à un stade allant de II à IV.
Par contre, on ne retrouve pas la relation avec le tabac parmi les 75 autres diagnostics de cancer du poumon qui semblent même un peu plus fréquents chez les nonfumeurs.

Figure 8 – Lien entre tabac et diagnostic de cancer du poumon selon le stade tumoral – Population de 7847 volontaires participant à un dépistage par scanner spiralé [26]

Ce résultat s’explique du fait que les diagnostics de cancer ne recouvrent pas les véritables maladies cancéreuses. Les surdiagnostics sont si nombreux qu’ils cachent même l’existence d’un facteur causal aussi fort que le tabac.
En donnant foi aux diagnostics de cancers découverts lors d’un dépistage, la recherche médicale visant à identifier les causes de la maladie cancéreuse ne peut progresser à cause de l’abondance des surdiagnostics. La « science » et les « soins » virtuels qui résultent du surdiagnostic entrent directement en conflit avec le bien-être de la population.

Dans un contexte de dépistage, l’examen histologique pratiqué en laboratoire de pathologie n’est ni une preuve de la progression de la tumeur ni une preuve de sa dissémination. Certes, l’examen au microscope du prélèvement d’une véritable tumeur maligne effectué dans le cadre de l’exploration de la dynamique d’une maladie cancéreuse donne un diagnostic correct. Mais la réciproque n’est pas vraie. L’examen peut être faussement positif lorsqu’il ne s’agit pas d’une maladie cancéreuse menaçant la vie du patient. La confusion entre vrais et faux cancers est d’autant plus
probable que la tumeur examinée est petite.
Pour comprendre l’importance du dépistage dans la contribution à l’épidémie de surdiagnostic, nous allons examiner maintenant pourquoi la validité des résultats obtenus dans un groupe de personnes diminue avec la rareté de la maladie dépistée et avec l’intensification des pratiques diagnostiques.
Un examen ou un test diagnostique vise d’une part à reconnaître la présence d’une maladie lorsqu’elle existe et d’autre part à reconnaître l’absence de la maladie lorsqu’elle n’existe pas. Ainsi, deux indices de performance caractérisent tout examen diagnostique : la sensibilité est la proportion de personnes véritablement atteintes de la maladie correctement diagnostiquées par l’examen. La spécificité est la proportion de personnes non atteintes de la maladie reconnues comme telles par l’examen diagnostique. Prenons l’exemple d’une population de 100’000 personnes dont 400 sont atteintes d’un cancer du sein. (voir figure 9).

Si la sensibilité de la séquence d’examens menant au diagnostic de cancer est de 90%, 400 fois 90%, soit 360 d’entre elles seront correctement diagnostiquées et 40 cancers seront manqués à cause du défaut de sensibilité de 10%. Supposons que cette même séquence d’examens ait une spécificité de 99%. Le nombre de personnes correctement considérées comme non atteintes de la maladie vaudrait alors 99600 * 99%, soit 98604, et le nombre de surdiagnostics serait de 996. Le total des diagnostics vaut 360 + 996, soit 1356, alors que le nombre de vrais cancers dans cette
population est de 400.

Malgré une sensibilité et une spécificité globales a priori performantes, la valeur prédictive d’une histologie positive est de 360/1356, soit 26,5%. En d’autres termes, dans cet exemple réaliste, lorsqu’on annonce un résultat histologique positif à une patiente, il y a seulement 26,5% de chance (ou de malchance) que ce diagnostic de cancer corresponde à une vraie maladie cancéreuse.

Plus on cherche de cancers dans une population, plus on trouve de surdiagnostics.

Les enjeux financiers des traitements des patients diagnostiqués avec un cancer contribuent à empêcher de reconnaître ces faits et d’en tirer les conclusions qui s’imposent pour arrêter l’épidémie apparente de cancers du sein. L’enjeu de santé entre directement en conflit avec la logique de marché des entreprises du médicament. Voici comment s’exprime le président de PhRMA aux Etats-Unis, l’équivalent du LEEM, les entreprises du médicaments en France. Il précise que le référentiel (« core values ») de PhRMA repose en premier lieu sur la conviction suivante :

« Le marché est la meilleure méthode pour déterminer la valeur d’un médicament. »

Par ailleurs, on constate que le marché du cancer du sein est le plus dynamique des quatre marchés principaux du cancer. [27] Or le surdiagnostic qui est nuisible à la santé des gens contribue directement à accroître le marché.

En 2007, les molécules en cours d’expérimentation pour soigner le « cancer » étaient au nombre de 646 contre 146 seulement pour les maladies cardio-vasculaires. [28] Selon la molécule considérée, l’investissement se chiffre par dizaines de millions de dollars.

En participant au dépistage du cancer en population, les soignants servent des intérêts qui entrent directement en conflit avec le sens de leur profession : améliorer la santé de leurs patients.

Le dépistage donne l’illusion de l’efficacité des traitements effectués précocement sur des pseudo-maladies. Inquiétée et traitée à tort, la femme subit les conséquences indésirables des médicaments, d’une intervention chirurgicale parfois mutilante, des séances de rayons et de toutes les retombées affectives et sociales dues à une simple erreur d’étiquetage d’une tumeur en fait inoffensive.

Cette situation résulte de déviations successives dans la rationalité des études et des pratiques de soin du cancer depuis plus de 100 ans. La succession des conflits d’intérêts menant à la multiplication des surdiagnostics donne des pistes pour espérer sortir un jour de l’ornière.

Repères historiques

Peut-on guérir du cancer ? La réponse à cette question requiert une définition de la maladie cancéreuse afin de discerner les guérisons des erreurs de diagnostic. Le surdiagnostic faisait partie des débats à l’académie nationale de médecine lorsque des chirurgiens comme Velpeau prétendaient avoir guéri des malades de leur cancer.
En 1850, Paul Broca produit un document de plus de 600 pages sur l’anatomie pathologique du cancer. [29] Son ouvrage commence par citer Bernard Peyrilhe : «  le cancer est aussi difficile à définir qu’à guérir ». Pour discerner comment l’anatomie pathologique peut contribuer à définir la maladie cancéreuse, il suit des malades chez lesquels on suspecte un cancer. Dans son introduction, il insiste sur la nécessité de suivre la dynamique de la maladie pour que l’anatomie pathologique soit utile au
diagnostic de la maladie. Il signale les risques d’une utilisation ponctuelle abusive de l’examen anatomo-pathologique pour prédire l’évolution d’une lésion. Son ouvrage est structuré en deux parties qui s’intitulent respectivement : « Les tumeurs malignes » et « Les pseudo-cancers ». Curieusement, les publications de son document incluent toute la première partie, mais pas l’intégralité de la seconde dédiée aux pseudocancers.
Dans une note, Broca donne l’explication suivante : « Cette seconde partie a dû subir, par suite des nécessités matérielles de la publication, des suppressions considérables. »

En 1851 paraît un ouvrage majeur de Hermann Lebert intitulé « Traité pratique des maladies cancéreuses et des affections curables confondues avec le cancer ». [30] Il y rapporte la thèse soutenue par Blandin, chirurgien à l’hôtel Dieu : « l’insuccès des opérations pratiquées dans les cas de cancer tenait à ce qu’on les opérait généralement trop tard. » Se référant ensuite à ce que Broca lui avait confié de ses observations à l’Hôtel Dieu, Lebert écrit : « Pas un seul des cas opérés par son illustre maître n’a été exempt de récidive » et « plus d’un tiers des tumeurs extirpées comme cancéreuses ne l’étaient en réalité point ».

L’élucidation objective des conflits d’intérêts responsables des amputations
intervenues dans la publication de Broca sur les pseudocancers n’est pas simple. Mais on sait qu’à l’époque, Velpeau, en charge de la rédaction des comptes rendus des séances de l’Académie nationale de médecine, en a fait modifier les contenus par l’imprimeur pour nuire à Broca. [31]

En 1894, William Halsted publie que sur 50 femmes opérées par une chirurgie radicale incluant l’ablation du sein, du muscle grand pectoral et des ganglions lymphatiques, seulement 3 ont récidivé. [32] Il n’a pas précisé qu’il s’agissait en fait seulement des tumeurs réapparaissant sur la cicatrice. Sur les 24 patientes opérées par Halsted pour lesquelles on dispose d’un recul d’au moins 2 ans, il s’avère que 15 étaient déjà décédées lors de sa publication de 1894. Ce taux de décès dépasse celui qu’on observait à l’époque sur des femmes non opérées. Le taux de mortalité inférieur à celui de la série d’Halsted a été obtenu sur des femmes décédées de leur cancer du sein dans les années qui ont suivi. [33] L’annonce trompeuse de Halsted a été analysée dans un récent ouvrage de Barron Lerner. [34] Il apparaît qu’ Halsted a mis son habileté dans la communication scientifique au service d’un but personnel : obtenir reconnaissance de son entourage.

D’un point de vue scientifique, il n’existait pas d’argument pour justifier une
intervention chirurgicale sur le sein par l’amélioration des chances de survie.
Cependant, l’affirmation de Halsted a eu des répercussions considérables. La
confiance dans la possibilité de guérir les cancers a entraîné une intensification de la recherche précoce de lésions tumorales dans les seins pendant tout le XXème siècle. Aussi, les taux de guérison consécutive au surdiagnostic n’ont-ils cessé de s’accroître. Ces améliorations apparentes ont consolidé l’hypothèse du modèle Halstedien selon lequel une tumeur maligne est guérie si elle est opérée avant qu’elle n’essaime et ne produise des métastases.

Les essais contrôlés menés dans les années 1970 par Fisher et Veronesi pour
comparer le pronostic vital selon que l’intervention est une mastectomie radicale de Halsted ou une intervention moins mutilante n’ont pas mis en évidence de différence. [35], [36]

La place de la chirurgie dans le traitement du cancer est actuellement discutée avec pertinence ici même à Villejuif par Dominique Elias. [37] Son chapitre de l’ouvrage publié en 2006 pour le centenaire de la société française du cancer discute les rationnels de la chirurgie oncologique au sein d’un traitement multimodal des cancers.
Il rappelle qu’un cancer infiltrant est toujours une maladie diffuse, que la chirurgie est un traitement local qui a des répercussions délétères en termes d’essaimage tumoral, d’immunodépression et de stimulation des facteurs de croissance. L’accélération de la manifestation des métastases consécutive à la précocité de la chirurgie sur un cancer du sein est scientifiquement documentée. [38] Il affirme la nécessité de la connaissance des bases de la chirurgie oncologique, rejoignant avec doigté la conclusion irritée du chapitre des maladies cancéreuses du sein par Hermann Lebert dans son traité pratique de 1851 :
« …l’absence d’une méthode rigoureuse est regrettable lorsqu’il s’agit de déterminer les points les plus fondamentaux de la science. Cette absence de méthode est bien plus fâcheuse encore, lorsque des corps savants de premier renom en donnent ainsi l’exemple dans des discussions qui ont un grand retentissement. »

Le développement de la mammographie en amont de la chirurgie a placé l’anatomie pathologique dans un rôle de référent. L’autorité relative de l’interprétation de l’image histologique en regard des flous de l’imagerie radiologique a contribué à renforcer la crédibilité du diagnostic fondé sur la biopsie.
A l’instigation du centre international de recherche sur le cancer de Lyon, depuis les années 1960, les registres du cancer ont crédibilisé l’activité des anatomopathologistes par la publication de données épidémiologiques fondées sur les diagnostics histologiques.
Aujourd’hui, la manne principale résultant du dépistage est le bénéfice des ventes de médicaments prescrits par les oncologues. La statistique 2007-2008 des bénéfices non commerciaux des soignants affiliés à la caisse autonome de retraite des médecins de France place en tête les 341 praticiens du secteur 1 en cancérologie avec un bénéfice double de la moyenne générale. [39] Le cortège des bénéficiaires de l’épidémie apparente de cancer dans la pratique médicale est impressionnant : de la
chirurgie d’exérèse à la psychologie en passant par la radiothérapie, la chirurgie esthétique, les prestations d’esthéticiens, l’imagerie, les ponctions, les biopsies, les laboratoires d’anatomie pathologique et de biologie. La conjonction du surdiagnostic et de la vénalité des soignants crée un conflit d’intérêt préjudiciable à la santé des gens.

Comment sortir de l’ornière ?

Depuis plus d’un siècle, des conflits d’intérêts de tous ordres ont contribué à étouffer la réalité du surdiagnostic et à le promouvoir subrepticement. La sérénité et l’humilité requises par la science pour explorer lucidement le cancer du sein ont disparu. Le complexe médico-industriel dicte les conduites à tenir et écarte les questionnements nécessaires à l’accomplissement de soins pertinents. Des slogans répercutés par les
institutions publiques de santé servent directement le programme d’extension du dépistage du cancer, clé de voûte des ventes de médicaments parmi les plus rentables du marché.

Mobiliser les soignants sous la pression du public

Lors d’un récent exposé à des pathologistes de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris, j’ai proposé une étude de suivi de femmes âgées de 75 ans et plus. Il s’agissait d’un essai comparatif avec allocation aléatoire. Les femmes qui présentent une lésion suspecte à l’imagerie sont soit allouées au groupe des soins habituels avec biopsie immédiate, soit au groupe expérimental de suivi par imagerie sans biopsie immédiate.
Une telle étude permet de quantifier avantages et inconvénients de la précocité de la biopsie en termes de pronostic vital, de surdiagnostic et de qualité de vie. L’argument qui m’a été opposé par le chef de service qui m’accueillait, un homme dans la force de l’âge, c’est l’irrecevabilité d’une telle étude par les femmes.
Je me suis alors demandé ce qu’il en savait. Après sa réaction, je me suis rappelé la question d’une femme que je venais d’informer des problèmes soulevés par le surdiagnostic du cancer du sein : « Alors qu’est-ce qu’on fait ? ». J’avais alors reçu sa répartie comme venant d’une consommatrice exigeant de la médecine qu’elle agisse : « Alors, que faites-vous pour moi ? » Le chef de service aurait-il eu raison ? Aujourd’hui, j’entends sa répartie différemment : «  Alors, que faisons nous ? » Le choc provoqué par la prise de conscience du surdiagnostic résonne comme un appel à l’engagement de tous ceux et celles qui n’acceptent pas de se laisser prendre dans leurs liens d’intérêt.

Comment procéder ?

- Se mettre à l’écoute de femmes après les avoir informées de la réalité du
surdiagnostic ?
- Identifier leur souhait de participation à des recherches action pour connaître et faire connaître leurs attentes ?
- Mobiliser celles revendiquant la possibilité de bénéficier d’une surveillance
active par imagerie sans biopsie immédiate pour susciter une étude comparative ?
Si des femmes expriment leur souhait de participer à une telle étude, il s’agira alors d’explorer quels soignants seraient prêts à jouer le jeu.
L’opération visée n’a de sens que si elle polarise l’attention du public. L’argument d’une recherche indépendante d’intérêts économiques aurait une résonance auprès de ceux qui refusent d’être manipulés. Leur proportion n’est peut-être pas aussi réduite que celle des membres du FORMINDEP parmi les soignants : la déformation résultant des études de médecine n’est pas si fréquente chez les femmes de plus de 75 ans !

Pour conclure, je vais vous livrer une analyse des influences inspirée par le sujet de cet exposé et vous préciser ma position, en guise de déclaration de mes liens d’intérêts.
L’exploration des conflits d’intérêts et du surdiagnostic n’ont cessé d’exciter la colère des puissants. Percevant l’être humain comme un héritier de Prométhée, des citoyens et des scientifiques résistent en démasquant le spectacle d’une société organisant ses erreurs. Animés par le feu de la raison, ils sont en recherche d’authenticité. Mais de nombreux disciples d’Epiméthée, victimes de la séduction de cadeaux, de discours mensongers et persuasifs appris à l’école d’Hermès, accueillent les Pandore qui ne cessent d’ouvrir la boîte d’où s’écoulent les maux de l’humanité sans en laisser sortir l’espoir.
Quand j’ai vu la catastrophe causée par le surdiagnostic du cancer, j’ai pris le temps de réfléchir. Fallait-il me taire ? J’ai parié qu’en participant à sa révélation, je transmettrais, à qui veut s’en emparer, la force du désespoir ou la curiosité du doute, ferment de l’espérance.

Merci de votre attention !

Bernard JUNOD, 14 novembre 2010

Post Scriptum :

Ce texte a bénéficié de remarques et de contributions de la part d’Anne Chailleu, Axel Ellrodt, Luc Perino, Rachel Campergue, Robert Molimard et Thierry Gourgues auxquels j’exprime mes vifs remerciements.