Rappelons – mais est-ce encore utile ? – quelques faits désormais clairement établis :
La société pharmaceutique Servier a commercialisé en 1976 la molécule Benfluorex, sous le nom de Mediator, pour laquelle elle a obtenu une AMM dans l’indication antidiabétique, mais largement prescrite, soutenue par une campagne commerciale persistante, comme « coupe-faim » à plus de 5 millions de français, pendant plus de 30 ans. La mise en évidence d’effets indésirables graves, voire mortels (hypertension artérielle pulmonaire, valvulopathies cardiaques), dès 1995, a été volontairement occultée par la firme, qui a continué sa commercialisation pendant plus d’une trentaine d’années au total sans aucune information des patients et des médecins , refusant de mettre en route des études sur les effets négatifs de la molécule : « loin d’envisager une quelconque restriction de l’usage de son médicament », nous dit le jugement en appel, « Servier se positionnait, dans les années 2000, dans une perspective de développement ».
Il a fallu la courageuse ténacité d’Irène Frachon, Pneumologue à Brest, pour que cette molécule toxique soit retirée du marché en 2009 , mais aussi que soit révélée la stratégie commerciale et d’influence de la firme Servier, qui lui a permis ce qui est désormais établi comme une fraude massive.
Le premier procès, en 2021, avait condamné la firme pour « tromperie aggravée, homicides et blessures involontaires » sans retenir le caractère frauduleux, ni la responsabilité individuelle des dirigeants ; le procès en appel, conclu en décembre 2023, a confirmé les conclusions antérieures et condamné en outre Servier pour « escroquerie, obtention indue de mise sur le marché », qui permet une indemnisation de la Sécurité Sociale et des mutuelles (le benfluorex a été remboursé à 65% tout au long de sa commercialisation, ce qui représente 415 millions d’euros de préjudice financier), en outre des 7600 victimes qui se sont pour l’instant portées parties civiles.
Cette affaire est exemplaire à plus d’un titre des liens dangereux et persistants entretenus par certaines firmes pharmaceutiques avec, d’une part des membres influents du corps médical, d’autres part certains cadres ou experts des agences de régulation de l’État. C’est ainsi qu’ont été détaillées avec succès lors des procès les carences fautives de l’AFSAPPS, dont les experts constituaient une cible privilégiée des laboratoires Servier. Ces médecins et professeurs siègent dans les instances et prennent part aux décisions, en contrepartie d’une rémunération généralement symbolique, mais beaucoup d’entre eux sont également, sous une forme ou une autre, rémunérés par l’industrie, ce qui n’est pas interdit, sous réserve désormais de déclaration sur la base Transparence Santé. L’absence totale de contrôle de la part de l’agence, révélée par cette affaire, a conduit en 2009 à des mesures tardives, indispensables mais encore très insuffisantes : missions parlementaires, loi « anti-cadeaux » (2011), loi sur le renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé (2011), mise en place de la base Transparence Santé (2013), déclarations obligatoires des liens d’intérêts, transformation de l’AFSAPPS en ANSM (Agence Nationale de Sécurité du Médicament, 2009) ; l’AFSAPPS/ANSM a été condamnée en première instance à une forte amende pour avoir tardé à interdire la commercialisation du Benfluorex malgré les alertes, et pour blessures et homicides involontaires, et n’a pas fait appel.
Comme le précise le jugement en appel , «Nombre de victimes, et au-delà, ont eu ainsi le sentiment qu’ils étaient en présence d’une agence incapable de jouer son rôle de pharmacovigilance, de médecins prescrivant un médicament potentiellement mortel sans s’intéresser vraiment à la molécule qu’ils prescrivaient et de laboratoires privilégiant leur intérêt financier sur l’intérêt des patients. Cet opprobre global sur le système de santé est, en lui-même, dramatique car il conduit les malades à mettre systématiquement en cause les discours de prévention et de soins délivrés par le monde médical au risque, ainsi, de mettre en danger leur santé et la santé des autres lorsque ce discours trouve à s’appliquer dans le traitement de maladies contagieuses ».
La firme Servier et ses dirigeants ont nié avec mépris jusqu’au bout toute responsabilité dans ce qui s’apparente à une catastrophe sanitaire, tant sont nombreuses les victimes (12000 dossiers en cours, probablement 1500 décès à ce jour). Avec la même élégance, ils se sont pourvus en Cassation…
Puisse cette affaire mettre au jour la nécessité, non seulement de la transparence, mais surtout de l’indépendance du corps médical par rapport aux intérêts économiques et financiers, et la nécessité d’accentuer les contrôles tout au long des procédures de production, d’autorisation et de commercialisation du médicament.
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