Les moyens de l’influence : Savons-nous reconnaître au quotidien l’influence qui peut être exercée sur nos prescriptions ?

La naissance de la dépendance : un jeune médecin à l’hôpital

Le jeune médecin est immédiatement courtisé par des visiteurs médicaux tellement omniprésents qu’ils ont pour certains leurs habitudes jusque dans les salles de repos des services ; il les connaît bien, puisque déjà interne ou même étudiant, il a largement utilisé toutes les « fiches pratiques » et autres manuels de synthèse qu’ils distribuent avec efficacité. Il se voit proposer d’assister à des séminaires ou week-ends de réflexion, à des soirées de formation thématique, à des séminaires de rédaction d’articles ou d’initiation à la recherche, organisés par ces firmes pharmaceutiques sans que son intérêt ne soit visible. Peut-être adhèrera-t-il à une association de « jeunes médecins » de sa spécialité, dont la création et le financement ne peuvent se passer d’un coup de pouce extérieur. La valorisation du jeune médecin, sa reconnaissance en tant que maillon important dans la chaîne de soins, comble souvent un vide institutionnel. Il peut, dès le début de carrière, vivre, manger et partir en vacances à peu de frais par le biais de ce système voire même faire financer sa thèse de médecine ou de science. Cette aide a l’apparence du désintéressement puisque l’on n’exige pas de lui qu’il prescrive plutôt tel ou tel médicament, juste qu’il prescrive en fonction des informations « scientifiques » que la firme met à sa disposition.

Dans le domaine de l’information, justement, l’omniprésence des délégués commerciaux n’a jamais cessé dans la plupart des services hospitaliers, utilisant méthodiquement tous les moyens de contourner des lois jugées de plus en plus restrictives. De petits déjeuners fréquents en organisation de séminaires, de réunions de travail en séances de formation des personnels, ils comblent là aussi un déficit structurel dont tout hôpital est heureux de profiter ; dans le contexte de restrictions budgétaires actuel, quelle autre structure prendrait en charge le déplacement du jeune médecin à un congrès ? Il lui est quasiment impossible d’obtenir de la part de son employeur cette prise en charge pourtant obligatoire au titre du développement continu de telle sorte que la sollicitation des labos est devenu un exercice obligé pour chaque congrès. Certes, l’accepter impose de supporter l’omniprésence de ces mêmes entreprises pendant le congrès, et d’accepter implicitement leur implication dans son financement. Mais le refuser équivaudrait à se priver d’assister à tout congrès scientifique, et par suite d’y présenter tout poster ou communication orale, ce qui serait extrêmement préjudiciable à sa carrière.

Ce jeune médecin est-il conscient que sa principale source d’information passe par le biais des firmes pharmaceutiques ? Par leur implication dans le financement, direct ou indirect des revues scientifiques {tirés à part, subventions, financement de numéros spéciaux, de séminaires thématiques} ? Imaginera-t-il que ses lectures scientifiques peuvent résulter d’un « plan de publication » destiné à appuyer la stratégie commerciale de validation d’un médicament ? Que les résultats des « études de phase III » peuvent, au choix, être manipulés ou occultés, pour répondre à une stratégie commerciale ? S’il a besoin d’ailleurs d’une bibliographie sur un sujet donné, elle sera gracieusement réalisée par une de ces entreprises affirmant une totale impartialité.

Recherche : le cœur du sujet

Ce jeune médecin plein d’avenir va développer des projets de recherche, pour lesquels le financement institutionnel, lorsqu’il est acquis, couvrira à peine deux-tiers des besoins réels, obligeant à recourir à des subventions complémentaires pour lesquelles il découvrira que les firmes omniprésentes sont souvent prêtes à l’aider.

Il peut choisir de se tourner vers des associations indépendantes « de recherche et d’enseignement », comme en développent désormais tous les services hospitaliers, pour obtenir une source pure et transparente de financement. Mais la participation à des études « observationnelles », souvent de qualité médiocre, à des études cliniques pilotées par les laboratoires, et la subvention de projets, sont souvent les principales sources de financement de ces associations locales, et elles deviendront rapidement celles de ses propres projets.

Cette forme de « partenariat public-privé » deviendra d’autant plus la règle qu’elle lui semblera toujours avoir été celle de son service. Il contestera donc à l’unisson les lois récentes qui limitent cette source financière.

Pourtant, suivant l’exemple des seniors qui l’entourent, ce jeune médecin inscrira scrupuleusement à la fin de chacune de ses interventions, de ses formations ou de ses articles, la mention « pas de conflit d’intérêts déclaré ».

Les leaders d’opinion

Sa carrière faite, notre jeune médecin est devenu un professeur respecté dont le CV est lourd de publications internationales, et que les médias n’hésitent pas à solliciter sur son domaine d’expertise. Aura-t-il enfin acquis les moyens de son indépendance ? Pas vraiment car il est devenu pour les entreprises un « leader d’opinion », peut-être même un « KOL » (Key Opinion Leader}, partie intégrante des stratégies de conquêtes de la part de ces entreprises. Appartenant à un tissu d’experts, c’est lui qui, désormais, oriente l’opinion publique, ou la prescription des médecins ou des futurs médecins. Discrètement aidé par un puissant réseau d’entreprises, on le retrouvera dans tous les comités, groupes de travail internationaux, conférences de consensus, à l’origine de recommandations sur les stratégies thérapeutiques ou l’usage de médicaments. Est-ce lui, ou ses sponsors, qui auront l’idée de ce nouveau syndrome, de cette pré-maladie, à laquelle il laissera son nom, et qui permettra ainsi d’élargir les indications de certains médicaments?

À l’abri, en ville ?

S’il s’installe en ville, notre jeune médecin reste en lien étroit avec les firmes pharmaceutiques. Taraudé par le temps, il ira à l’information la plus rapidement disponible, celle que lui procurent les délégués des entreprises, dont la présence régulière deviendra le lien indispensable avec les nouveautés thérapeutiques. Même s’il tente de s’affranchir de cette relation de confiance, la pression de ses patients, qui bénéficient eux aussi de l’information commerciale des firmes par le biais de médias complaisants («docteur, j’ai vu qu’il y avait un nouveau médicament…»), saura lui rappeler qu’il passe à côté d’informations essentielles …

En pratique, il ne se sent pas dépendant des laboratoires, parce qu’il les reçoit tous. Il remet sa formation continue entre les mains d’associations sous influence, car il a peut-être du mal à trouver une structure complètement indépendante des firmes, privilégiant les intervenants sans conflits d’intérêts.

 Comment les firmes exercent-elles leur influence ?  Savoir reconnaître les stratégies commerciales (et leurs cibles)

Les arguments de vente :

  • Les études cliniques de phase Ill,
  • L’interprétation, l’omission ou la manipulation des résultats, La non-publication des résultats négatifs ou défavorables, Les recommandations d’experts.

L’empathie, la relation de confiance, la régularité de la présence des délégués commerciaux.

Les techniques de communication, la communication non verbale (gestuelle), etc. (important pour le décryptage des techniques des VM)

La création du besoin :

  • Le disease mongering, la création de « nouvelles maladies » (syndrome métabolique, syndrome des jambes sans repos, syndrome d’anxiété généralisée, etc).
  • Le glissement des normes (abaissement des cibles de glycémie, de chiffres tensionnels, etc).
  • La publicité (allégations et suggestions), les articles de complaisance ou à sensation dans les médias.

L’ensemencement :

  • Participation à des études observationnelles, à des études de phase IV, Présence régulière des délégués commerciaux,
  • Échantillons gratuits

La valorisation des jeunes médecins

Le lobbying auprès des agences (ARS, HAS, ANSM, etc) et des politiques, des medias

Le financement direct :

  • des actions de formation, des congrès
  • de l’aide à la recherche bibliographique
  • de la « formation » à la rédaction d’articles

Les conférences les compte rendus de congrès, ou les synthèses d’un sujet, qui ne sont que des actions de promotion.

Les subventions :

  • des sociétés savantes
  • des associations de médecins, et tout particulièrement des associations de« jeunes médecins»
  • des associations de recherche des services hospitaliers.

Les cadeaux (sous des prétextes divers) : repas, soirées, séjours

Les publicités directes vers les consommateurs comme celles autorisées pour les vaccins ou les substituts nicotiniques mais également celles pour la dysfonction érectile, l’éjaculation précoces, les mycoses unguéales, etc.

Qui exercent ces influences ? Savoir reconnaître les vecteurs des stratégies commerciales des entreprises

Les acteurs clefs :

les délégués commerciaux, les leaders d’opinion

mais aussi :

  • La presse médicale et scientifique les médias « grand public »
  • la publicité
  • les associations d’usagers Les congrès
  • les experts
  • les universitaires
  • les structures de formation continue les agences sanitaires

Bibliographie :

Guide de l’OMS « comprendre la promotion pharmaceutique et y répondre », 2009, traduit par la HAS en 2013, et lauréat du Prix Prescrire la même année. Disponible sur le site de la HAS.