Les conflits d’intérêts : un enjeu de santé publique

Les conflits d’intérêts ont des conséquences objectivables sur la santé publique mais aussi sur le volume des dépenses de santé et leur structure. Ne pas lutter contre, c’est se condamner à voir les scandales sanitaires se succéder et les dépenses s’accroître jusqu’à mettre en péril l’accès aux soins.

Conflits d’intérêts et risques sanitaires

L’objet social des firmes pharmaceutiques est, comme pour toute entreprise, de réaliser des profits en vendant un produit. Et elles y excellent : la pharmacie est de loin le secteur industriel le plus rentable. La marge sur les médicaments phares (« blockbusters ») atteint ainsi 80% (1), selon l’enquête sectorielle réalisée par la Commission Européenne. De surcroît, c’est un secteur peu sensible aux cycles économiques, moins risqué que la plupart des secteurs industriels. Ainsi la valorisation boursière de Roche a augmenté de 8,1 milliard d’euros en 2013, en pleine crise économique. Les actions des firmes pharmaceutiques figurent systématiquement dans les portefeuilles des gestionnaires de fonds, en tant que valeurs « défensives ».

Cette économie de rente a été rendue possible grâce à la conjonction de deux stratégies : l’évitement du risque de recherche, en chargeant la recherche publique et les PME de tous les risques de recherche fondamentale, et l’éviction du risque réglementaire en capturant les autorités chargées de réguler le secteur (Agence Européenne du Médicament, ANSM notamment).

Le marketing, dont l’essentiel consiste en l’établissement de liens d’intérêts avec les professionnels de santé, est une activité indispensable pour servir efficacement cet objectif. Cette activité est tellement stratégique qu’elle engloutit en France 3 milliards d’euros par an selon un rapport de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales) de 2007 (2). Un chiffre à comparer au déficit de la branche maladie de la Sécurité Sociale, de 4,6 milliards la même année, et qui représente en moyenne pour un laboratoire le double de son investissement en recherche.

Grâce à l’établissement de liens étroits au sein même des autorités de santé – Agence européenne du médicament (EMA) ou Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM) pour la mise sur le marché, Comité Economique des Produits de Santé (CEPS) pour la fixation du prix, Direction Générale de la Santé (DGS) pour le remboursement (cf chapitre 3) – le contrôle réglementaire n’est plus qu’une formalité sans surprise : 95% des demandes d’Autorisation de Mise sur le Marché (AMM) déposées auprès de l’EMA sont accordées. En France, la procédure de dépôt de prix permet à une firme de fixer unilatéralement son prix, même pour une innovation mineure (ASMR IV).

Réalisant des bénéfices identiques sans encourir le risque de recherche, les firmes se sont engouffrées dans les fausses innovations : « me-too », combinaisons fixes de vieilles molécules, nouvelles présentations représentent l’essentiel des AMM délivrées ces 20 dernières années.

D’après la revue Prescrire (3), entre 2002 et 2016, les nouveaux médicaments :

0%
N’apportent rien de nouveau
0%
Apportent une avancée réelle
0%
Présentent un avantage
0%
Ne sont pas acceptables

Dès lors, la promotion des nouveaux médicaments ne peut reposer sur le progrès qu’ils apportent, et nécessite parfois de dissimuler des effets secondaires graves, comme le montrent les affaires qui se répètent :

  • en 2007, la firme Merck a sciemment dissimulé les complications cardiovasculaires du Vioxx (rofécoxib) et a dû payer 4,85 milliards de dollars pour éteindre les actions collectives en justice aux États-Unis.
  • en 2012, la firme GSK (GlaxoSmithKline) a payé une amende de 3 milliards de dollars pour avoir notamment dissimulé les effets indésirables de la rosiglitazone (Avandia) à la FDA (Food and Drug Administration).
  • en avril 2014, il a été établi par une enquête de l’EMA que la firme Roche a dissimulé des dizaines de milliers d’effets indésirables de plusieurs de ses médicaments.

Le coût humain des scandales sanitaires est lourd : plus de 120 000 accidents cardio-vasculaires et 30 000 décès aux États-Unis pour le seul Vioxx, au moins 1300 morts en France pour le Mediator (benfluorex), sans compter ceux du Staltor (cérivastatine) (4) ou de l’Avandia (rosiglitazone) (5). Ces médicaments avaient pourtant un rapport bénéfices risques douteux dès leur sortie. Ainsi, dès juillet 2000, la revue Prescrire notait le peu d’intérêt du Vioxx (rofécoxib)  et ses risques cardio­vasculaires. Plus récemment, la crise des opioïdes, qui correspond à l’augmentation rapide de l’usage d’opioïdes à partir de 2010, y a déjà fait des centaines de milliers de victime par overdose, aux Etats-Unis principalement et au Canada. On notera au passage que la moitié des  médicaments ayant conduit à des overdoses a été prescrite par des médecins, ce qui laisse penser qu’une grande partie de ces décès aurait pu être évitée (6).

Dès lors, comment est-il possible que ces médicaments aient été autant prescrits ? Il n’a ainsi fallu qu’un mois pour que le Celebrex (célécoxib), qui présente pourtant un surcroît de risques cardiovasculaires, emporte 60% des prescriptions d’anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) de rhumatologues. L’action des médecins leaders d’opinion aux nombreux conflits d’intérêts a été déterminante. Elle peut être illustrée par deux interventions sur le Vioxx (rofécoxib) :

  • celle du Professeur L. lors d’un symposium sponsorisé par la firme MSD et relayé par le Quotidien du Médecin du 12 avril 2002. Il y affirme qu’il n’existe aucune différence de mortalité cardio-vasculaire avec les autres anti-inflammatoires non stéroïdiens.
  • celle du Professeur H, chef de service de rhumatologie qui déclare en juin 2003 devant le collège des généralistes enseignant de sa faculté lors d’une réunion sponsorisée par MSD: « Il n’est pas éthique de ne pas prescrire le vioxx” »

Les morts des scandales sanitaires ne sont que la partie émergée de l’iceberg. La iatrogénie médicamenteuse est responsable selon la Commission Européenne de 200 000 décès chaque année dans l’Union, et coûte à l’Union 79 milliards d’euros par an (1). Ce rapport pointe qu’une majorité d’entre eux sont dus notamment à des prescriptions inadaptées car influencées par le marketing plus que par la science et sont donc totalement évitables. Mais les conséquences des conflits d’intérêts ne s’arrêtent pas ici.

Conflits d’intérêts et dépenses de santé

La place prééminente qu’occupe le médicament dans notre système de santé résulte d’une formation médicale sous influences qui conduit à favoriser une réponse essentiellement médicamenteuse et stéréotypée pour chaque situation clinique ou chaque paramètre biologique jugé anormal. La réflexion sur la pertinence des soins ou la place de l’abstention thérapeutique sont rarement des sujets enseignés. La formation et les modes de financements des soins conduisent à négliger des activités essentielles comme l’éducation thérapeutique ou les soins de prévention. Ainsi, malgré des annonces récurrentes pour son développement, la médecine préventive ne représente qu’1,8 % des dépenses de santé en 2013.

La promotion des médicaments récents, plus chers et moins bien évalués que les anciens, contribue à augmenter les dépenses de santé de manière inappropriée. Une étude a ainsi évalué que l’adhésion aux recommandations fondées sur les preuves scientifiques dans l’hypertension artérielle pourrait, outre améliorer l’état de santé de ces patients, engendrer de substantielles économies sur les coûts de prescription chez les personnes âgées hypertendues, qui pourraient s’élever à 1,2 milliard de dollars pour l’ensemble des États-Unis (7).

En 2011, la commission de transparence de la HAS a réévalué le bénéfice des médicaments spécifiques de la maladie d’Alzheimer sur la base de l’expertise indépendante du Dr Philippe Nicot. Leur SMR (service médical rendu} a alors été rétrogradé d’important à faible et leur ASMR (amélioration du service médical rendu} de mineur à inexistant. Concrètement, cela s’est traduit par une baisse des prix de 30% et une baisse des prescriptions de 30 %. On peut évaluer les économies réalisées à 100 millions par an (8).

Ces données suggèrent que des pratiques médicales respectant au mieux les données de la science loin des influences marketing permettraient de mieux soigner et à moindre coût, dégageant une marge de manœuvre pour financer les soins de prévention et des milliers d’emplois dans le secteur sanitaire et social.

(1) Commission des Communautés européennes “Synthèse de l’étude d’impact accompagnant les propositions en vue d’une réglementation et d’une directive concernant la pharmacovigilance des médicaments à usage humain”, Document de travail de la Commission SEC(2008) 2671; Bruxelles, 10.12.2008. Site eur-lex.europa.eu : 8 pages https://tinyurl.com/t4n7nx34

(2) Le rapport de l’IGAS sur l’information des médecins généralistes sur le médicament (Formindep)

(3) Prescrire, Février 2017; 37 (400) : 133

(4) Cérivastatine, réflexions d’un pharmacologue, Prescrire, Octobre 2001, p712

(5) Diabète : le retrait d’AVANDIA°

(6) https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1013441/catastrophe-opioides-fentanyl-crise-sante-meta-dame-profan-villedieu-lumiere

(7) Fischer M, Avorn Economie implications of evidence-based prescribing for hypertension. Can better care cost less? http://jama.jamanetwork.com/article.aspx?articleid=198575

(8) Nicot Philippe, Médicaments anti-Alzheimer: dire non est-il efficace ? 100 millions d’euros pour le seul intérêt des malades et de la santé publique : c’est possible ! Medecine, Volume 10, numéro 2, Février 2014 http://www.jle.com/e-docs/00/04/92/78/article.phtml