Une orthophoniste témoigne
Comme beaucoup d’autres troubles, le syndrome d’hyperactivité de l’enfant constitue un marché porteur pour les firmes pharmaceutiques qui commercialisent le méthylphénidate. Marché à conquérir, maintenir, développer. Avec, comme tout marché, ses commerciaux, ses prestataires, ses détaillants, ses franchisés, ses offres commerciales, bref son marketing. Il s’agit d’une situation de disease-mongering – façonnage de maladie – hélas bien identifiée.
Aux Etats-Unis d’Amérique, les dérives de ce marché ont pris des proportions parfois délirantes. La prescription de ce dérivé amphétaminique devient parfois une norme, exigée par les enseignants et les parents, pour formater les enfants au moule éducatif. Si ces excès ne sont pas (encore) atteints en France, cette réalité n’en est pas moins présente et préoccupante.
Claire de Firmas, orthophoniste, est témoin de ces abus dans son activité professionnelle. Elle a sollicité le Formindep. Nous publions ici son témoignage. Il révèle comment les influences industrielles auxquelles se soumettent des soignants, les rendent complices du développement de ce marché, dans lequel l’intérêt du patient n’est plus qu’un prétexte. En encadré, le témoignage d’une mère de famille complète ce triste tableau.
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Depuis plusieurs années de nombreux professionnels des secteurs médico-sociaux [1] dénoncent l’inflation des prétendus diagnostics de « trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH) » et la systématisation conjointe des prescriptions de chlorhydrate de méthylphénidate, commercialisé sous le nom de Ritaline°, Concerta° ou Quasym°.
Très récemment, plusieurs entretiens cliniques concordants m’ont alarmée quant à la recrudescence de ces pratiques dans le secteur où j’exerce la profession d’orthophoniste depuis plus de 25 ans. Et pour clôturer cette séquence, j’ai reçu sans en croire mes yeux la preuve du lien entre un laboratoire pharmaceutique (Shire) et le service de pédopsychiatrie de l’intersecteur de psychiatrie du quartier où j’exerce. J’ai anonymisé comme il est d’usage les cas cliniques afin de respecter le secret médical et ne pas trahir la confiance que les patients m’ont faite en m’adressant leur parole. Les prénoms des enfants ont été changés.
Il me faut d’abord préciser de quelle place je parle ici. Orthophoniste dans un secteur très mixte socialement, je reçois des patients de tous âges. Ils sont en mal de mots, mon métier est de les soigner. Leur douleur de langage se manifeste ordinairement par un excès d’inhibition ou un excès d’impulsivité. Quand ce sont des enfants, naturellement plus remuants que les adultes, j’entends parfois nommée « hyperactivité » cette impulsivité dont « on » prétend même faire le diagnostic, d’où découle une médication. Orthophoniste, mon travail est de soigner les pathologies du langage, aider mes patients à construire leur parole et quand ils ne peuvent pas encore trouver les mots, il arrive que je me fasse leur porte-parole. Car il y a des cas où on s’empresse de faire taire les enfants. On camisole avec des molécules chimiques les questions qu’ils ne savent pas encore poser avec des mots et qu’ils font entendre par leur corps, en s’agitant, se débattant. C’est cette douleur et ce désarroi des enfants et de leurs parents que je ne peux pas taire. Alors je me fais le porte-voix de mes patients, j’écris les témoignages qu’ils m’ont donnés pour que les médecins, les parents, les enseignants, chaque citoyen connaisse les faits. On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas.
Kevin, 12 ans, a repris sa rééducation orthophonique pour des difficultés persistantes à l’écrit en entrant au collège. Une séance tous les quinze jours en alternance avec la psychomotricité. Il est sous Concerta° depuis plus d’un an. L’autre jour, Kevin fond en larmes en expliquant à sa maman et à moi : « Je l’oublie [le Concerta°] parce que quelquefois je veux m’amuser, mais quand je prends ma pilule, ça m’empêche de parler, je suis trop calme ». Kevin est suivi par une pédopsychiatre de l’intersecteur de pédopsychiatrie de mon quartier, qui le reçoit deux fois par an pour sa prescription de Concerta°.
Une autre pédopsychiatre de l’intersecteur suit depuis plus d’un an Rodolphe, 7 ans, que sa mère me supplie (la liste d’attente pour un premier rendez-vous s’allonge chez les orthophonistes) de recevoir en bilan orthophonique car elle est terriblement inquiète : il est en CE1 et il ne sait toujours pas lire. La pédopsychiatre a fait une psychothérapie mère-enfant qui les a bien aidés, lui et sa mère, elle leur a expliqué qu’il ne fallait pas de médicament. Mais elle n’a pas pensé à l’orthophonie. C’est regrettable, car en quelques séances, Rodolphe se met à lire, sous les yeux émerveillés de sa mère et de moi.
Vivien, 5 ans et demi, que son généraliste m’adresse pour un bilan orthophonique parce qu’il ne parle pas encore de manière intelligible. La maman me précise que son fils a été diagnostiqué hyperactif mais que la pédopsychiatre de l’intersecteur ne lui donne pas de médicaments parce qu’il n’a pas encore 6 ans. Le premier entretien avec Vivien et sa maman m’a permis de découvrir les nombreux motifs d’agitation, de questionnement et d’anxiété de cette famille. J’ai proposé à Vivien de l’aider à faire grandir sa parole pour partager toutes les idées intelligentes qu’il a dans la tête mais qu’on ne peut comprendre quand il dit tout à la fois, tout mélangé.
Valentin et Germain. Deux frères. C’est le petit Germain que je suis, mais les deux fois où je l’ai reçu avec ses parents, il n’a été question que de son grand frère, qui a un comportement très difficile à l’école et en famille. Quand je pointe cela en demandant aux parents s’ils ont un lieu pour parler de leurs difficultés avec l’aîné, la maman me raconte qu’ils avaient “choisi” le Professeur qui dirige le service de pédopsychiatrie de l’intersecteur, qu’ils avaient trouvé sur Internet ses références, sa réputation de psychanalyste d’enfants, qu’elle est allée le consulter au CMP avec Valentin, lui dire leurs difficultés relationnelles, lui demander de les aider à comprendre si ça venait d’elle, de l’enfant, de la relation entre elle et le père… Réponse : Ritaline° ! Elle refuse, disant que ce qu’elle demande c’est de parler. Le Professeur réplique qu’il ne peut mélanger psychothérapie et médication. Parfait, dit la mère, puisque nous ne voulons pas de médication pour notre fils. « Tôt ou tard vous y viendrez, il n’y a pas d’autre traitement », conclut le Professeur.
La conclusion de cette maman : « C’est pas possible, c’est les laboratoires qui le payent ! » me fait comprendre ce que mes yeux n’avaient pas voulu croire, quand j’avais reçu, quelques jours auparavant, une invitation de ce Professeur et de son équipe, invitation se terminant par la mention : « Avec l’aimable participation du laboratoire Shire ». Carton d’invitation, conviant les partenaires publics et privés du quartier à un buffet froid « pour inaugurer leurs nouveaux locaux, à l’occasion de la réhabilitation du service de pédopsychiatrie ».
Une mère de famille témoigneJ’ai moi même vécu une situation particulière, en tant que mère de deux garçons. Lorsque mon deuxième garçon était en sixième, deux professeurs de son collège m’ont alerté sur le comportement de mon fils en classe. Les professeurs faisaient déjà un diagnostic de TDAH parce que les résultats scolaires de mon fils baissaient et qu’il était un peu excité en classe. J’ai donc consulté une pédopsychiatre, chef de Service à l’Hôpital universitaire de ma ville, qui a également un cabinet privé. Elle a fait sur mon fils une série de test et m’a demandé de décrire son comportement dans différentes situations. Elle souhaitait absolument prendre contact avec les professeurs de sa classe, me disant oralement que mon fils avait bien un TDAH, et qu’il fallait le mettre sous Ritaline° . Combien de mères ont dû prendre pour comptant le diagnostic de ce médecin et mettre leurs enfants sous Ritaline° ? Cela me donne des frissons ! |
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Vérification faite, c’est bien le laboratoire Shire qui commercialise le Quasym°, dont la notice, accessible en ligne, m’a littéralement donné la nausée, tant est longue la liste de ses contre-indications et effets indésirables et mince la définition du trouble incriminé.
Auxiliaire médicale, je n’ai pas compétence pour prescrire des médicaments, encore moins pour porter un jugement sur ces prescriptions. Mais comme citoyenne, je suis choquée que l’hôpital public reçoive des financements d’un laboratoire pharmaceutique, ne serait-ce que pour un seul buffet froid. Comme orthophoniste libérale m’appuyant sur le réseau de soins public et privé de mon secteur, je me sens abandonnée après l’aveu pharmaco-dépendant d’un service de pédopsychiatrie réputée pour sa référence à la psychanalyse, synonyme pour moi d’un lieu où prime la valeur de la parole.
Les effets secondaires et dangers de ces produits sont connus, mais dans cette affaire comme dans d’autres le profit des laboratoires pharmaceutiques et le silence social semblent être les intérêts supérieurs, qui priment sur la santé des patients, en l’occurrence des enfants.
Comment les parents pourraient-ils soupçonner le rôle qu’ « on » leur fait jouer vis-à-vis de leurs enfants s’ils n’ont pas accès à une information indépendante de tout intérêt autre que celui de leur santé ?
[1] Le collectif Pasdezerodeconduite. Le livre de Yann Diener : On agite un enfant – L’État, les psychothérapeutes et les psychotropes, paru en septembre 2011 aux éditions La Fabrique. Le documentaire de Marie-Pierre Jaury : L’enfance sous contrôle, sorti en 2009 en France et au Québec, projeté à la journée de l’Appel des appels de Brest le 18 juin 2011.
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