C’est un rituel, comme tous les ans depuis 2005, l’Association Française d’Urologie lance “la journée nationale de la prostate”.
Comme tous les ans, cette manifestation de sensibilisation est organisée par une agence de communication spécialisée. On sent la “patte” de professionnels de l’événementiel grand public dans la mise au point des visuels, et ce dès la première affiche (2005) :
L’analyse réalisée par cette agence était remarquable : les hommes ne veulent pas que l’on s’occupe de leur prostate, fondement (si je puis dire) de leur intimité et de leur sexualité. Or les urologues tentent de les convaincre depuis plusieurs années de la nécessité de pratiquer un toucher rectal annuel pour dépister le cancer de la prostate. Associé au dosage des PSA sanguines, ce geste présenté comme indolore (par les urologues) permettrait d’épargner des souffrances et de sauver des vies.
Las, cette promesse est loin d’être tenue. Un consensus scientifique va plutôt à l’encontre de ce qui reste une hypothèse de plus en plus battue en brèche. Je ne reviendrai pas ici sur le débat scientifique, qui a d’ailleurs été tranché cet été par la Haute Autorité de Santé française : du fait de la mauvaise performance de ce dépistage et de nombreuses mutilations inutiles, il n’est pas justifié de lancer un dépistage organisé du cancer de la prostate en France. Notez qu’aucun pays au monde n’a d’ailleurs organisé un tel dépistage, contrairement à celui du cancer du col de l’utérus par exemple dont l’intérêt est solidement validé.
Avec cette première affiche, assortie d’un long texte, le message touche un relais de pression important : la conjointe. Grosso modo, le message est le suivant : “Vous allez chez le gynécologue qui vous fait un toucher vaginal, envoyez votre mari se faire faire un toucher rectal chez l’urologue. Si vous l’aimez et voulez le garder, ne le laissez pas faire sa chochotte et incitez le à consulter”. Il n’existe à l’époque aucun argument pour laisser penser que ce dépistage sauve des vies (cela n’a pas changé) et, peut-être pour éviter d’être attaqué en publicité mensongère, l’association des urologues écrit prudemment “Si vous pensez que c’est utile, conseillez-lui de consulter”. Phrase subtile qui reporte sur la conjointe la validation de la démarche.
Aucun urologue français ne fait entendre de voix discordante et, en dehors des autorités sanitaires peu relayées par les médias, l’opposition vient des généralistes et des épidémiologistes. Les premiers étant bien placés pour voir les dégâts du dépistage chez leurs patients, les seconds maîtrisant sans doute mieux que les urologues l’évaluation du rapport bénéfices/risques de ce dépistage.
Toujours est-il que cette campagne de communication très professionnelle et abondamment reprise dans la presse a, dès 2005, un impact très fort sur le grand public, et par ricochet sur les médecins : le dépistage, présenté comme indispensable et salvateur, s’impose de facto à tous, malgré l’avis négatif de la HAS.
Dans la crainte de voir survenir chez un patient un cancer non dépisté, la grande majorité des médecins de toutes spécialités prescrit docilement des PSA à tous les hommes de 50 et plus, quitte à provoquer d’énormes souffrances chez des dizaines de milliers d’hommes qui n’auraient jamais entendu parler de ce cancer. Celui-ci, comme c’est le plus souvent le cas pour le cancer de la prostate, serait resté confiné au fond de leur glande, sans provoquer le moindre trouble, jusqu’à leur décès tardif lié à une autre maladie.
Personne ne semblait tiquer sur le fait qu’une association de professionnels promouvait sa propre activité, contre l’opinion des autorités sanitaires, avec l’aide de publicitaires professionnels. Pire, cette association est financée quasi exclusivement par l’industrie pharmaceutique, et notamment les fabricants de médicaments destinés à traiter la prostate, cancéreuse ou non. Il faut dire que la culture du conflit d’intérêt paraît ne pas avoir réussi à franchir les frontières françaises. Le personnage de la conjointe a été repris dans la campagne 2006 et 2007 avec des messages cette fois-ci brefs et subliminaux : La signification symbolique des deux dés tenus en main par la conjointe n’est à ce jour, toujours pas claire.
En 2008, l’AFU renoue avec sa cible prioritaire, les hommes. Notez que ceux-ci, pas plus que la conjointe des années précédentes, ne semblent avoir dépassé les 50 ans qui signent le départ du dépistage du cancer de la prostate. C’est donc sous la ceinture que se situera la promotion 2008.
Ayant été un peu irrité par cette communication plus proche du marketing que de l’information scientifique, il m’est venu à l’idée de lancer en même temps que la campagne 2008 une contre-campagne utilisant les mêmes procédés. Ainsi est née la campagne “Touche pas à ma prostate” avec moins de moyens mais un slogan très porteur, repris cette fois par les médias.
Ce manifeste très diffusé a été signé par plus de 200 médecins et a participé à la prise de conscience du problème par les journalistes grand public. Cette épine dans le pied de la communication bien huilée de l’AFU a été renforcée par la publication en 2009 de deux grandes études très attendues. Leurs résultats contradictoires ne permettaient toujours pas d’emporter la conviction en faveur du dépistage.
Le doigt du refus ayant manifestement irrité les urologues, ceux-ci l’ont fait tourner de 90° et l’ont repris en 2009.
Notez le texte totalement neutre : “Vous avez le droit de savoir”. Sans doute la campagne la plus médiocre depuis le début de l’opération. L’homme mûr craint le doigt de l’urologue et n’a pas toujours un bon souvenir de l’index levé de son instituteur.
En 2010, la Haute Autorité de Santé publie une mise au point. Après avoir étudié en détails les nouvelles données scientifiques, il n’y a pas matière à modifier sa recommandation. Du fait des séquelles potentielles liées à un fréquent surdiagnostic de cancer, il n’y a pas lieu d’organiser le dépistage du cancer de la prostate. La réaction de l’AFU, immédiate, se résume à une attaque méprisante contre les scientifiques missionnés par la HAS pour analyser les nouveaux travaux scientifiques : “L’argent des contribuables est dans des mains consciencieuses mais bien laborieuses. On ne fait pas de la bonne médecine du fond d’un bureau avec une calculette. La HAS a un train de retard : l’étude américaine PLCO est enterrée depuis longtemps aux États-Unis et il n’y a que des épidémiologistes français pour l’exhumer”.
C’est donc avec vigueur que la journée de la journée de la prostate 2010 reprend le thème de la peur et des images choc :
Il me semble qu’à la longue, la vraie nature de cette campagne de communication, gravement biaisée par un conflit d’intérêt majeur, devient de plus en plus évidente.
Je suggère donc pour 2011 la même affiche avec un texte légèrement modifié ce qui, en temps de crise, permettra de substantielles économies à l’AFU. Au moins, les choses seront claires.
Certains trouveront cette falsification de mauvais goût. Ce que je trouve de mauvais goût, ce sont les dizaines de milliers d’hommes irradiés ou privés tous les ans de leur prostate, au prix de fréquentes séquelles graves, et ce pour un bénéfice qui est loin d’être clair. Tout ce qui peut participer à freiner ce désastre peut et doit être envisagé, et l’humour est une arme redoutable.
Dominique DUPAGNE
Post Scriptum :
Le prestigieux British Medical Journal, dans son numéro du 15 septembre 2010 publie une méta-analyse des principaux essais randomisés portant sur le dépistage du cancer de la prostate.
Cet article est en libre accès sur le site du BMJ.
Les résultats sont sans appel : le dépistage en routine du cancer de la prostate ne modifie pas la mortalité globale et la mortalité par cancer de la prostate, et la conclusion : “Les essais randomisés ne permettent pas de préconiser le dépistage du cancer de la prostate par PSA avec ou sans TR en routine.”
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